Hypata et Delphes

Maquette du sanctuaire reconstitué. Musée archéologique de Delphes. (Wikipédia)
Maquette du sanctuaire reconstitué. Musée archéologique de Delphes. (Wikipédia)

Effet déformant des sources, je me retrouve souvent, au fil de mes recherches, à Delphes. En effet, le célèbre sanctuaire regorge d'inscriptions, dont une trentaine concerne des citoyens d'Hypata ... ce qui est somme toute mineur sur les quelques milliers connues sur ce site !

 

Pour ceux que l'épigraphie de Delphes intéresse : Anne Jacquemin, Dominique Mulliez, Georges Rougemont. Choix d'inscriptions de Delphes, traduites et commentées, Études épigraphiques 5, Athènes, École française d'Athènes. 2012, 978-2-86958-248-4.

Une excellente vidéo également du CNRS qui nous dévoile le travail des épigraphistes à Delphes : Au pied du mur - épigraphie delphique, Jean-François Dars et Anne Papillault, CNRS Image, 2005

 

La lecture d'un récent numéro des Dossiers d'Archéologie (n°411, mai-juin 2022) consacré à Delphes me donne aujourd'hui l'occasion d'une petite synthèse sur les relations qu'entretenait notre petite cité avec le fameux sanctuaire.


Hypata et Delphes dans l'espace

Delphes est séparée d'environ 90 km d'Hypata, soit 3 à 6 jours de marche selon les conditions de voyage. En confiant le soin à Google Map de relier à pied Ypati (nom moderne d'Hypata) et Delphes, on obtient un itinéraire de 90 km environ, avec un dénivelé assez important au début avec la traversée du massif du mont Oeta. J'ai marqué des étapes tous les 15 km, ce qui me semble réaliste pour un rythme de procession avec des animaux et des étapes de prière dans les lieux de culte.

Trajet proposé par Google map pour relié Hypata à Delphes à pied. Les étapes (tous les 15 km) ont été ajoutées par moi.
Trajet proposé par Google map pour relié Hypata à Delphes à pied. Les étapes (tous les 15 km) ont été ajoutées par moi.

Il existe sur cette route des traces archéologiques : le bûcher d'Héraclès ("The Pyre of Heracles" sur la carte) où l'on a trouvé les colonnes d'un temple dorique du IIIe siècle et un autel utilisé de l'époque archaïque à l'époque romaine (Ministère de la Culture et des sports), et Amphissa, site archéologique important, dont les remparts font l'objet de l'attention de l'école française d'Athènes. Une route vraisemblable donc pour les échanges entre les deux cités, et éventuellement empruntée par les processions, même s'il faut faire preuve de prudence, car les théories (ambassades sacrées) empruntaient des chemins parfois complexes.

 

Des similitudes

Dans les Dossiers d'Archéologie, il n'est jamais fait mention d'Hypata, ce qui n'est pas vraiment une surprise. En revanche, on écrit que "le sanctuaire est, à cette époque, entouré par une ville, qui est le centre urbain de la cité-état des Delphiens" (p. 58). Le sanctuaire a en effet parfois fait oublier la cité, dont les vestiges ont fait récemment l'objet de fouilles. La cité des Delphiens présente certaines ressemblances avec celle des Ainianes (ethnie ayant Hypata pour capitale).

  • La topographie : Delphes et Hypata dominent toutes deux une vallée, accrochées aux flancs d'une montagne, les Phédriades et plus loin le Mont Parnasse pour la première, l'Oeta pour la deuxième. Delphes offre cependant des paysages encore plus accidentés et peut-être davantage de risques naturels (chute de blocs, coulées de boue).
  • Delphes et Hypata sont entrainées dans les mêmes courants de l'histoire : cités à partir du VIe siècle, elles subissent d'abord la domination de la Confédération thessalienne, puis macédonienne et enfin romaine, avec une marge d'indépendance retrouvée.
  • Comme Delphes, Hypata était, dans une moindre mesure, un lieu touristique dans l'antiquité. Pour les voyageurs de l'Empire, le passage par Athènes et Delphes était obligé. Celui par Hypata sûrement moins, mais les sources thermales et la magie devaient attirer certains, comme le héros des Métamorphoses d'Apulée, en quête d'expériences magiques. Au pied du Mont Oeta, qui domine Hypata, et du Mont Parnasse, qui domine Delphes, on trouve de l’hellébore, une plante réputée pour ses vertus médicinales (site des sources thermales de Loutra Ypatis).
  • Delphes et Hypata sont devenues évêchés avec l'implantation du christianisme. Pour Delphes, on le sait grâce à une inscription mentionnant un évêque, Pantamianos, qui doit dater de la première moitié du Ve siècle (BCH 23 (1899) 273). En 54, Hérodion, un des 70 apôtres du Christ selon la tradition orthodoxe, d'abord évêque de Patras, y fonde un diocèse et devient le premier évêque de l'église de Neai Patrai (nouveau nom d'Hypata), avant d'être décapité par les Juifs de la ville. La tradition locale dit qu'il fut exécuté devant l'actuel collège-lycée d'Ypati, et qu'à l'endroit où sa tête s'arrêta de rouler, l'église Agios Hérodion fut construite (site de la municipalité de Lamia).

Des contacts

Les Ainianes avaient leur place à l'amphictionie de Delphes, le conseil du sanctuaire, qui s'occupait en particulier de l'organisation des jeux. Comme les douze autres ethnies présentes, les Ainianes avaient deux voix au conseil, celles des hieromnemones. Une quarantaine d'inscriptions à Delphes mentionnent l'ethnique Ainian-. Il s'agit essentiellement de listes de la composition de ce conseil amphictionique.  Quant aux inscriptions concernant plus exactement Hypata et ses citoyens, on en connaît une trentaine, qui nous renseignent sur leur rôle à Delphes. Ce sont :

  • des hieromnemones,  députés ayant une voix au Conseil, comme Moschiôn Sittura.
  • des épimélètes des amphictions, fonction un peu vague qui apparaît justement à l'époque romaine, comme Lucius Cassius Petraios (CID 4:149) ; cinq citoyens d'Hypata furent épimélètes (Pouilloux, 1980).
  • des agonothètes, responsables de l'organisation des jeux Pythiques, comme Marcus Aurelius Epagathos (CID 4:164) ; on en a recensé sept d'Hypata (Sanchez, 2000, p.529).
  • des bienfaiteurs honorés par les Delphiens, comme Pylas fils de Sôsamènos (FD III 1:261) ou Lykos fils de Kallikrateus (FD III 4:171).
  • des citoyens affranchissant leurs esclaves comme Axiochos d'Hypata qui affranchit Stratyllis en l'offrant à Apollon (SGDI II 2073).
  • des prêtres, comme Mélanthios qui a procédé à l'acte d'affranchissement de Stratyllis.

Le nombre d'agonothètes d'Hypata est particulièrement remarquable, d'autant qu'ils se concentrent entre la deuxième moitié du Ier siècle et le début du IIe , comme s'ils en avaient l'exclusivité à cette période (P. Sanchez, 2000). Cela peut aussi être le hasard des sources : seules les inscriptions mentionnant des citoyens d'Hypata ont été conservées.

Le rôle des Ainianes dans l’organisation des jeux de Delphes trouve pourtant bien un écho dans les Ethiopiques d'Héliodore, où les Ainianes ont la préséance sur les autres peuples de Thessalie pour s'occuper du sacrifice à Néoptolème, fils d'Achille. La procession des Ainianes arrive à Delphes, avec à sa tête le beau Théagène dont l'héroïne, Chariclée, va immédiatement tomber amoureuse. 

Si des processions partaient d'hypata pour se rendre à Delphes, des théories de Delphiens passaient aussi à Hypata. Selon Elien, les porteurs des offrandes hyperboréennes, allant de Dodone au Golfe de Lamia, empruntaient la vallée du Spercheios. Le nom d'Hyperoché, une des Vierges hyperboréennes, n'est d'ailleurs pas sans rappeler le roi des Ainianes Hyperochos. La procession apollinienne qui se rendait de Delphes à Tempé traversait le pays des Ainianes (Picard Ch., 1946. pp. 98-109).

On sait par ailleurs qu'il y avait un théorodoque à Hypata (BCH 45 (1921) 1), citoyen désigné pour recevoir les théores, magistrats chargés par l'amphictionie d'annoncer les jeux des Pythia ou des Soteria. Selon A. Plassart, la liste des théorodoques daterait du premier quart du IIe siècle et Hypata fait partie des villes ayant été ajoutées ultérieurement. Y passait par Hypata la théorie « envoyée en Thessalie et en Macédoine », τᾶς ἐπὶ Θεσσαλίας καὶ [Μ]ακ[εδονίαν] (col. III, l. 10). Le théorodoque à Hypata était un certain Eurymache, du moins au moment de la réalisation de l'inscription.

Sacrifice des Thessaliens sur le tombeau de Néoptolème, XVIe siècle, Ambroise Dubois, Louvre, inv. 4145
Sacrifice des Thessaliens sur le tombeau de Néoptolème, XVIe siècle, Ambroise Dubois, Louvre, inv. 4145

 

La cité d'Hypata a aussi été le théâtre d'un jugement ordonné par le sanctuaire de Delphes, à propos de la répartition des sièges de l'amphictionie (FD III 1:578). La querelle, opposant Chalcis et Erétrie-Carystos, a été jugé par 31 juges tirés au sort à  Hypata, qui a d'abord donné raison à Chalcis. Erétrie-Carystos ayant fait appel, Hypata a mené une enquête sur le premier procès et a donné de nouveau raison à Chalcis, qui garde le siège de l'Eubée lors des années Pythiques (Sanchez, 2000, p.396-398).

A l'inverse, on connaît par Tite-Live (41, 25) un procès à Delphes impliquant des citoyens d'Hypata. Il s'agit en fait d'une sorte de guerre civile qui a déchiré la cité vers 175 av. J.-C. :

"On avait promis aux exilés d'Hypata, qui étaient du parti de Proxenos, le retour dans leur patrie sur la foi du premier citoyen de la cité, Eupolemos : en personne, fendant la foule, il vint à la rencontre des quatre-vingt hommes illustres qui étaient de retour. Reçus avec des salutations bienveillantes, les mains tendues, ils furent tués alors qu'ils franchissaient la porte de la ville, au mépris de la foi donnée et des dieux invoqués. Dès cet instant, la guerre reprit de plus belle. Caius Valerius Laeuinus, Appius Claudius Pulcher, Caius Memmius, Marcus Popilius et Lucius Canuleius arrivèrent, envoyés par le sénat. Auprès d'eux, tandis que les légats des deux partis s'affrontaient à Delphes dans un vif débat, Proxenos sembla l'emporter autant pour sa cause que pour son éloquence ; mais quelques jours plus tard, sa femme Orthobula le supprima par le poison et, condamnée pour ce crime, elle fut exilée."

Là encore, pour un problème grave, on a recours à des juges étrangers : cinq Romains examinent le litige entre Eupolemos et Proxenos à Delphes, cité de l'extérieur. Une façon de tendre à davantage d’objectivité, même si dans le cas présent le procès se termine en coup de théâtre. Malgré d'absence d'autres témoignages sur cette affaire, la précision des circonstances, la liste des jurés Romains laissent peu de doute sur la véracité de l'évènement raconté par Tite-Live.

 

Pour conclure, je crois que l'on peut dire qu'Hypata entretenait d'étroites relations avec Delphes, que ce soit au niveau religieux ou juridique. Attention cependant à ne pas y voir un rapport privilégié : Hypata devait avoir des liens de même nature avec de nombreuses autres cités, dont nous avons moins de sources. Celles concernant Hypata et les Ainianes sont particulièrement abondantes à Delphes au Ie siècle de notre ère : la petite cité a bien su tirer son épingle du jeu lorsque la Grèce est devenue province romaine.

 

Delphes au japon ?!

Le théâtre d'Ando Tadao à Awaji Yumebutai (photos Rémi Brun)
Le théâtre d'Ando Tadao à Awaji Yumebutai (photos Rémi Brun)

Alors que je suis en cours d'écriture de cet article, je passe le weekend à Awaji, une île proche de Kobe, dans le complexe architectural Awaji Yumebutai, création d'Ando Tadao, grand maître de l'architecture contemporaine au Japon. Quelle n'est pas ma surprise de découvrir au milieu de cet ensemble ultra-moderne un magnifique théâtre grec construit, comme il se doit, à flanc de colline. A force de déambuler le long des péristyles de béton aux impasses surprenantes, dans un décor panoramique dominant la mer, je ne peux m’empêcher de penser à Delphes.

Galerie d'Awaji Yumebutai façon peristyle (photo Rémi Brun)
Galerie d'Awaji Yumebutai façon peristyle (photo Rémi Brun)

D'autant que le projet a pris un sens nouveau avec le tremblement de terre de Kobe de 1998, dont l'épicentre se trouvait non loin : Ando Tadao repense son projet à la lumière du désastre. L'harmonie entre les bâtiments et la nature va au-delà de l'esthétique. Elle implique aussi une adaptation de l’architecture aux catastrophes naturelles, tout comme à Delphes, de tous temps victime de séismes ou d'éboulis (Dossiers d'Archéologie, n°411, pp. 22-23).    

The Birth of Tadao Ando, Architect

Pour aller plus loin : Du béton et d'autres secrets de l'architecture, sept entretiens menés auprès de Tadao Ando, l'occasion pour l'architecte d'élargir le champ d'une réflexion portant sur les monuments antiques, le clair-obscur, le postmodernisme ou la boxe.