La présence romaine en Grèce sous l'Empire s'exprime essentiellement sous trois formes : la fiscalité, l'armée et la religion. C'est ce troisième aspect que je voudrais aborder aujourd'hui, après la lecture d'un article de F. Camia, “Lykos, son of Hermolaos, hiereus heptaeterikos of the Sebastoi. Emperor Worship and Traditional Cults at Thessalian Hypata” (2011). L'auteur y analyse une inscription trouvée relativement récemment à Hypata en l'honneur de Lykos, fils d'Hermolaos ((SEG 54:556), qui était prêtre impérial de la cité. On en connais un autre, Titus Flavius Eubiotos (IG IX, 2 44). Lucius Cassius Petraios (SGDI II 2963) d'Hypata est également connu comme grand prêtre de Delphes.
A la lecture de ces inscriptions, on remarque qu'ils cumulaient les charges, à la façon d'un cursus honorum (carrière des politiciens romains), dans le domaine religieux, bien sûr, mais aussi politique et judiciaire.
Rôle religieux des prêtres d'Hypata
Être grand prêtre en Grèce romaine signifiait avant tout mener à bien les Jeux en l'honneur des dieux de la cité ou du culte impérial, les Sébasta, une nouveauté à intégrer aux cultes locaux pour être accepté de la population grecque. A Hypata, le culte impérial a fusionné avec celui de Zeus et d'Athéna comme en témoigne l'inscription de Lykos.
l. 5
l. 10
(...)
Λ̣ύκον Ἑρμολάου Σεβαστῆον̣
ἱ̣ερέα ἑπταετηρικὸν δὶς τῶν
Σεβαστῶν καὶ Διὸς Καραιο̣[ῦ]
γενόμενον καὶ ἱερέα τῶν
Σεβαστῶν καὶ Διὸς Σωτῆ̣-
ρος καὶ Ἀθηνᾶς δίς, vacat
(...)
(...)
Lykos, fils d'Hermolaos, Auguste,
deux fois prêtre des Sebasta sexennales
et de Zeus Karaios,
devenu également prêtre
des Sebasta, de Zeus Sôter
et d'Athéna deux fois, (partie manquante)
(...)
Des Sébasta, fêtes du culte impérial, étaient sûrement célébrées chaque année à Hypata comme dans toutes les cités importantes de l'Empire, mais tous les six ans, avait lieu une célébration exceptionnelle dont Lykos a été l'organisateur deux fois. La charge de prêtre d'Auguste, de Zeus Sôter et d'Athéna ne porte pas l'épithète "sexennales". On peut donc penser qu'en l'absence de précision il s'agit d'une charge annuelle (Camia, 2011).
Zeus Karaios, « Zeus souverain », est attesté dans une partie assez limitée de la Béotie (région située à l'Est de Delphes). L'inscription d'Hypata fait figure d'exception, dans le temps aussi, puisque les inscriptions de Béotie que l'on a pu dater sont toutes de l'époque hellénistique. Le culte d'Athéna Itonienne était partagé par les Béotiens et les Thessaliens. Il peut en être de même pour celui de Zeus Karaios. Les deux cultes sont d'ailleurs parfois associés (SEG 32:456, SEG 31:387).
Eubiotos a été, comme Lykos, prêtre impérial et a organisé deux fois les
Sébasta.
l. 1
l. 5
(...)
Τ(ίτον) Φλαούιον
Τ(ίτου) Φλαουίου Κύλ-
λου υἱὸν Εὐβίοτον
τὸν ἀρχιερέα [κ]αὶ ἀγωνοθέτην τῶν Σεβαστῶν
Θεῶν ἐπὶ τοῖς δύο στεφά[νοις (...)
(...)
(...)
Titus Flavius Eubiotos,
fils de Titus Flavius Kyllos,
grand prêtre impérial et organisateur des jeux
en l'honneur des Dieux Augustes,
pour deux couronnes,(...)
(...)
Eubiotos est appelé archiéreus, “grand prêtre”, et non simplement hiéreus, “prêtre”, comme Lykos. Dans les inscriptions de Grèce centrale, je n'ai pas trouvé le terme "archiéréus" avant Claude. A partir de la fin du IIe siècle, dans un soucis d'emphase, on lui ajoute souvent l'adjectif μέγιστος, mégistos, "supérieur", ce qui est un pléonasme puisque le préfixe ἀρχι-, archi-, avait déjà ce sens ! Ce titre désigne toujours le prêtre du culte impérial. A la christianisation de l'Empire, ἀρχιερεύς désignera les évèques, garants eux aussi de la nouvelle religion officielle.
On remarque ensuite que la fonction d'organisateur des Jeux correspond à une charge distincte de la prêtrise, celle d'agonothète. Je verrai là un indice de datation de l'inscription de Lykos, qui se situerait l'époque où le culte impérial se met en place à Hypata, soit le début du premier siècle. A mon avis, l'assimilation des Sébasta aux cultes locaux et la précision heptaétèrikon, “sexennales”, a une valeur didactique. La population ne devait pas encore bien cerner ce qu'étaient les Sébasta et il fallait lui donner quelques détails explicatifs.
Les deux autres inscriptions datent du début du IIe siècle. Pétraios est connu par une autre inscription de Delphes (CID 4:149), réalisée entre 102 à 114, puisque Trajan est déjà Dakikon, “vainqueur des Daces”, mais pas encore Ariston, “Optimus” (les titulatures impériales qui s'enrichissaient de nouveaux titres au fil des années sont des outils pratiques de datation). Eubiotos serait lui le jeune chasseur du texte de Plutarque : Les animaux de terre ont-ils plus d'adresse que ceux de mer ?. Le dialogue se déroulant au tournant du siècle, il a dû naître autour de 75 ap. J.C.. L'inscription ressemble plutôt à un tableau de fin de carrière, avec une série de postes prestigieux et Eubiotos ne devait être relativement âgé (Sekunda, 1997). Nous serions donc vers 120/130 ap. J.C., sous le règne d'Hadrien. Plus de mention de Zeus ou d'Athéna : l'Empereur est un dieu accepté de tous en tant que tel.
Dans mon dernier article, je m'étais penchée sur les relations qu'entretenaient Hypata et le sanctuaire de Delphes en particulier sous l'Empire. Ces trois inscriptions illustrent aussi ce rapport. Celle de Lykos est un décret des amphictyons, délégués du Conseil du sanctuaire de Delphes, devenu sous le Haut-Empire le centre religieux de la Grèce centrale (Puech B., 1983). Eubiotos, quant à lui, a organisé une fois les jeux Pythiques et a assuré la présidence du Conseil Amphictyonique en tant qu'épimélète. Pétraios était grand prêtre de Delphes, comme son ami Plutarque (Propos de table, 5, 2 ; Sur les oracles de la Pythie, 29), et a organisé deux fois les jeux Pythiques. Des personnalités d'Hypata donc, mais qui avaient aussi leurs entrées à Delphes.
Rôle politique et judiciaire des prêtres d'Hypata
Lykos a été général de la Ligue thessalienne et avocat de la cité.
l. 10
(...)
στρατηγήσαντα καὶ πολει-
τευσάμενον ἄριστα̣ [τὸ δι]-
ηνεκές, συνηγορήσα[ν]τα
καὶ πρεσβεύσαντα (...)
(...)
(...)
ayant dirigé comme général et servi
sa cité au mieux continuellement,
ayant défendu en justice ses intérêts
et servi comme ambassadeur
(...)
Stratègèsanta, “ayant dirigé comme général” désigne en fait la fonction suprême de la Ligue Thessalienne. En effet, on n'a pas de trace d'un stratègos, “général”, à Hypata où la plus haute fonction était celle d'archonte, puis de tagos à partir de la création de la province de Thessalie par Auguste. Par contre, poleiteusaménos, "ayant servi sa cité", une variante régionale du verbe politeuô, désigne l'activité politique de Lykos au niveau local (Camia, 2011).
Synègorèsanta, "ayant défendu en justice les intérêts de la cité" fait référence au droit d'appel à la juridiction romaine pour les citoyens grecs. La cité choisit alors un "avocat public", synègoros (appelé ailleurs proègoros, ekdikos ou syndikos), qui va plaider la cause publique devant les tribunaux romains. Cette fonction, ponctuelle à la différence d'une magistrature, n'est pas nouvelle mais se généralise sous l'Empire (Fournier,2007).
La syndikia était une fonction sollicitant l'énergie d'un habile orateur mais pas sa fortune ... du moins pas directement !
l. 15
(...)
(…) Διὶ [Καραιῷ(?)]
[χορ]ηγήσαντος τὰ
δα̣[πανήματα]
[ἐκ] τ̣ῶν ἰδίων Ἀπολλ̣ο̣[δώρου]
[τοῦ] υἱοῦ αὐτοῦ. vacat
(...)
alors qu'Apollodôre, son fils,
pourvoyait aux dépenses
des célébrations pour Zeus,
sur sa fortune personnelle.
(partie manquante)
Le fils de Lykos a payé les frais d'organisation des Sébasta, tandis que son père était grand prêtre de la cité. On en attendait pas moins des grandes familles provinciales, véritablement saignées à blanc par l'évergétisme systématisé en Grèce romaine. Tant est si bien que l'on observe dans les cités grecques une raréfaction des élites dès le IIe siècle et une disparition progressive de cette pratique ostentatoire au IIIe siècle.
Eubiotos, pour sa part, a été épimélète et helladarche, deux fonctions liées au Conseil du sanctuaire de Delphes.
l. 10
(...)
(…) ἐπιμελητὴν
τοῦ κοινοῦ τῶν ἀμφικτυόνων καὶ
ἑλλαδάρχην τὸν εὐεργέτην (?)
(...)
(...)
(…) président
du Conseil des Amphictyons et
Helladarche, notre bienfaiteur (?).
(...)
La charge d'épimélète des amphictyons est une création d'Auguste, contemporaine au remaniement de l'assemblée. La fonction n'est pas nouvelle : les Etoliens en avaient déjà désigné un au IIIe siècle av. J-C., et les Athéniens ont fait de même à Délos au IIe siècle av. J-C.. Magistrats éponymes (c'est à dire qu'ils donnaient leur nom à l'année de leur mandat), les épimélètes géraient les finances du Dieu, maintenaient la tradition en particulier pour les jeux Pythiques, mais surtout servaient d'intermédiaires entre l'administration romaine et le Conseil (Pouilloux, 1980). Pétraios a lui aussi rempli cette fonction sous Trajan (CID 4:149).
Eubiotos a ensuite été helladarche. On sait par la prosopographie que la Grèce en avait deux simultanément, celui du koinon achéen et celui de l'Amphictyonie pyléo-delphique, pour la province de Macédoine. L'helladarche serait une sorte d'arbitre dans les querelles entre Grecs. On évitait ainsi le recours aux autorités romaine débordées. Pour cette charge, on choisissait quelqu'un qui incarnait à la fois la souveraineté des Grecs et la fidélité à l'Empire (Puech, 1983). Eubiotos, né d'une célèbre famille d'Hypata romanophile, réunissait ces deux qualités.
Conclusion
A travers l'analyse de ces quelques inscriptions, revivent sous nos yeux trois notables d'Hypata, à la carrière typique avec des postes variées, qui répondent aux besoins de la société grecque du Haut-Empire sur trois niveaux - la cité d'Hypata, la Ligue thessalienne et l'Amphictyonie Pyléo-delphique, mais qui ont surtout pour but d'appuyer le pouvoir de l'Empereur dans la région, et ce à moindres frais.