Hypata et les “Thessaliens de Lyon”

 

 

Les « Thessaliens de Lyon » sont un groupe de chercheurs de l'université de Lyon (Richard Bouchon, Laurence Darmezin, Jean-Claude Decourt, Bruno Helly, Gérard Lucas, Isabelle Pernin et Andreas Phoungas) rattachés à la Maison de l'Orient. Bien qu'Hypata ne soit pas tout à fait, ou plutôt pas toujours, une cité de Thessalie, elle en est limitrophe et son histoire intrinsèquement liée. Les “Thessaliens de Lyon”, et ceux qui viennent avant eux, sont donc souvent amenés à évoquer la cité périèque.

 

A la genèse du groupe, il y eut d'abord Fernand Henri Fabien Courby (1878-1932), archéologue et helléniste, membre de l'École française d'Athènes, professeur à la Faculté des lettres de l'université de Lyon. Ses études des monuments delphiques ont indirectement ouvert la voie aux études Thessaliennes de Lyon, puisque l'ancien sanctuaire regorge d'inscriptions qui nous informent sur les cités de la Grèce centrale. Il fonde en 1923 l'Institut d'épigraphie grecque, qui a donné naissance au centre de recherche HiSoMA UMR 5189. Y ont déjà travaillé trois générations de chercheurs qui ont mis en valeur l’intérêt et la spécificité de la Thessalie romaine, le plus jeune d'entre eux, Richard Bouchon, étant celui qui a poussé le plus loin l'analyse sur Hypata et ses Ainianes.

 

 

Jean Pouilloux

 Après des études à l'École normale supérieure (promotion 1939) puis à l'École française d'Athènes (1945–1949), il est nommé à la Faculté des lettres de l'université de Lyon, où il obtient son doctorat . Professeur d'histoire ancienne à la Faculté de Besançon, il revient à Lyon en 1957 pour occuper une chaire d'archéologie et d'épigraphie grecques, avant de fonder l'Institut Fernand-Courby, du nom de son maître, spécialisé dans l'épigraphie grecque. En 1978, il est élu à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, dont il prendra la présidence en 1988, de même que de l'Institut de France. Parallèlement à sa carrière universitaire, il poursuit son travail de fouilles, en particulier à Delphes et à Chypre. Il est décédé le 23 mai 1996.

 

"Jean Pouilloux, fondateur de la Maison de l'Orient" , photographié par Jean-Marie Huron, Lyon Figaro, 26 janvier 1988
"Jean Pouilloux, fondateur de la Maison de l'Orient" , photographié par Jean-Marie Huron, Lyon Figaro, 26 janvier 1988

 

Concernant Hypata, J. Pouilloux a mis en valeur le rôle de quelques élites, connues par des inscriptions de Delphes, appartenant à cette bourgeoisie provinciale sur laquelle Rome appuyait son pouvoir : le sophiste Titus Flavius Alexander d'Hypata, contemporain de Plutarque, et 5 épimélètes originaires d'Hypata : Lucius Cassius Petraios (du "cercle de Plutarque"), Kyllos fils d'Eubiotos, son fils T. Flavius Eubiotos, et son petit-fils, T. Flavius Kyllos (prêtre du Dieu Hadrien), et enfin Sôsandros fils de Pleistarchos. Selon le chercheur, les épimélètes étaient, au-delà de leur fonction financière, des intermédiaires entre l'administration Romaine et le Conseil, et des garants des traditions du sanctuaire.

 

Il s'est également penché sur l'épisode delphique des Ethiopiques d'Héliodore, roman grec rocambolesque, qui témoigne cependant d'une certaine réalité. Il y est dit que les Ainianes envoient à Delphes une procession tous les quatre ans en l'honneur du Neoptolème, fils d'Achille, lors des jeux pythiens. L'épisode est non seulement un écho, mais plus encore une justification de la préséance pour honorer Néoptolème, pour les notables d'Hypata si présents à Delphes à cette époque. Le culte d'Achille a été officialisé en Thessalie à l'époque d'Hadrien : les Ainianes y ont été alors associés. Cet épisode nous permet aussi de comprendre que le téménos de Néoptolème devait être relié à la terrasse du temple par une rampe permettant la procession quadrannuelle.

 

Bruno Helly

D'abord professeur de lettres classiques au Lycée d'État Mixte Jean Perrin à Lyon, de 1961 à 1966, il poursuit dans le même temps des études d'épigraphie, de dialectologie et de numismatique grecque à l'École Pratique des Hautes Études, au Collège de France et à l'Université de Lyon. En 1966, il est détaché au Centre National de la Recherche Scientifique et devient le collaborateur du Professeur Jean Pouilloux à l'Université Lyon II.

 

Bruno Helly à Pharsale (Thessalie), en octobre 2022 (larissanet.gr)
Bruno Helly à Pharsale (Thessalie), en octobre 2022 (larissanet.gr)

 

La première mission effectuée par Bruno Helly en Thessalie au mois d’août 1962 (étude des ruines de la cité de Gonnoi et de ses inscriptions) a été le point de départ de soixante années de recherches épigraphiques et historiques sur la Thessalie antique. Avec Richard Bouchon, il a travaillé sur la vallée du Spercheios et Hypata (bûcher d’Héraclès sur le mont Oeta).

Outre ce travail de terrain, on lui doit la première synthèse sur la Thessalie à l'époque Romaine, époque à laquelle Hypata joua un rôle important. Après Larisa, elle a supplanté Lamia sur la route nord-sud, grâce à sa proximité avec des sanctuaires de la péninsule et ses sources thermales. On n'a que peu de sources archéologiques, mais les témoignages de Lucien et d'Apulée sont là pour l'ambiance de ces deux villes. Politiquement, à l'époque romaine, toutes les institutions Thessaliennes se concentrent dans les deux Confédérations des Thessaliens et des Magnètes, qui subsisteront jusqu'à la fin du IIIe siècle. Avec la réforme de l'Amphictionie de Delphes (Conseil du sanctuaire) par Auguste, les peuples périèques comme les Ainianes ne sont plus représentés. Après ces réformes les institutions connaissent une stabilité. Socialement, on y trouve des communautés diverses, surtout parmi les esclaves et les affranchis, et de grandes familles qui se maintiennent depuis l'époque hellénistique. Comme Alexandros d'Hypata, la Thessalie a fourni de grands rhéteurs.

 

Jean-Claude Decourt

Jean-Claude Decourt, a préparé un doctorat d’archéologie classique sous la direction de Jean Pouilloux et Bruno Helly sur la vallée de l'Énipeus en Thessalie (1995). Après une carrière dans l’Enseignement secondaire et dans l’Enseignement supérieur (Université Américaine de Beyrouth),  il est entré comme Chargé de recherche au CNRS en 1987 au sein de l’UPR 310 qui deviendra en 2003 l’UMR Histoire et Sources des Mondes Antiques, qu’il a dirigé durant deux mandats (2003-2010). Depuis septembre 2012, il est directeur de recherche émérite, rattaché à HiSoMA.

 

Jean-Claude Decourt (hisoma.com)
Jean-Claude Decourt (hisoma.com)

 

Dans un article consacré au voies romaines de Thessalie, il montre qu'à partir de Domoko (Thaumakoi), deux routes semblait exister : la route principale vers Lamia par le col de Derven-Fourka, comme aujourd'hui, et une route secondaire, qui se dirigeait vers Hypata et qu'emprunta le général Acilius en 191 av. J.-C..Voilà qui expliquerait le développement commerciale de la cité à l'époque Romaine.

 

Richard Bouchon

Ancien membre de l'École française d'Athènes, maître de conférences en histoire grecque à l'Université Lumière-Lyon-II, Richard Bouchon a pour thèmes de recherche l'épigraphie et la géographie historique de Thessalie, l'histoire du fédéralisme en Grèce central, Delphes romaine et plus généralement l'hellénisme d'époque romaine. Il travaille actuellement avec Laurence Darmezin et Bruno Helly sur les inscriptions du théâtre de Larisa, qui a fait l'objet de récentes fouilles.

 

Richard Bouchon (hisoma.com)
Richard Bouchon (hisoma.com)

Il est l'auteur dont la bibliographie est la plus fournie sur la cité d'Hypata et de ses Ainianes, peuple migratoire dont il a analysé les origines dans un article en 2008. Il y reprend les idées d'un mémoire présenté à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en avril 2004, Ethnos, koinon et territoire : recherches sur le peuple des Ainianes. Étude de géographie historique et corpus épigraphique. Héliodore fait des Ainianes un peuple autochtone, descendant d'Achille, le héros local. Le contexte impérial explique cette nécessaire généalogie : être Thessalien signifie alors descendre du plus prestigieux de ses héros, un modèle valorisé dans le monde passéiste du panhellénion d'Hadrien et de la seconde sophistique.

Mais il a surtout mené un examen précis des comptes de la caisse d'affranchissement d'Hypata. Il a d'abord rapproché quatre textes jusqu'alors considérés comme distincts (IG IX 2, 21 ; IG IX 2, 16 ; IG IX 2, 22 ; IG IX 2, 56), gravés sur la même pierre qu'il a photographiée dans la cour du musée de Thèbes de Béotie. La cité percevait une taxe de 15 statères, soit 22,5 deniers après l'adoption du nouveau système monétaire. Sur cette pierre, les affranchissements se sont étendus sur cinq ans entre 128 et 132, et l'épimélète Zoïlos a perçu les taxes de 171 affranchissements (dont 116 ne sont pas visibles) qu'il redistribue aux magistrats pour restaurer le gymnase d'Hypata. Selon R. Bouchon, la création de cette caisse des affranchissements n'est pas née d'une volonté impériale : l'inscription fait la promotion de la mise en place d'une législation élaborée par le synédrion fédéral. En rapprochant des inscriptions, il a enfin remarqué qu'il y aurait un double système d'affranchissement, celui du koinon des Thessaliens et celui (plus ancien) xénikè, « à la mode étrangère », de la cité d'Hypata, nécessitant à chaque fois le versement de 22,5 deniers.

Enfin, R. Bouchon a montré la force des relations entre Hypata et le pouvoir Romain dès le IIe s. av. J.-C.. Dans cette cité romanophile, plusieurs Hypatéens portent l'épithète σηβαστῆος (“augustéen”) et Sôsandros d'Hypata collabore avec le pouvoir romain pour institué un nouveau système monétaire. C'est à Hypata où l'on a trouvé la seule attestation en Thessalie d'un culte de Rome et d'Auguste, qui a dû faire suite à un culte de Rome seule précédemment.

 

Catherine Wolff

 

Catherine Wolff est actuellement professeur d’histoire romaine à l’université d’Avignon. Ses recherches ont pour objet l'éducation à Rome et l'armée romaine (déserteurs, transfuges, prisonniers de guerre). Elle est aussi l'auteur de plusieurs romans historiques.

 

Catherine Wolff (booknode.com)
Catherine Wolff (booknode.com)

Elle a mis en parallèle un épisode des Métamorphoses d'Apulée, l’enlèvement de Charité par des brigands, et une inscription de Béotie, où la cité d'Hyette honore deux citoyens d'Hypata, Polemarchos et Hagias, embauchés pour protéger les habitants de la région. On sait également par Polybe que T. Quinctius Flaminius envoya des troupes pour protéger des citoyens Romains (XX, 7, 3). Les sources se recroisent pour témoigner de la réalité du brigandage dans ces régions.

Parmi ces “Thessaliens de Lyon”, voilà les cinq qui ont marqué mes déambulations intellectuelles autour d'Hypata et des Ainianes. Avec la pratique de la microhistoire et l'idée que la Grèce serait une forme d'état fédéral (J. A. O. Larsen, 1968), la recherche sur Hypata a pris un nouveau tournant dans les années 1970 : malgré les successives dominations (Macédonienne, Etolienne, Romaine), la cité a toujours gardé une marge de liberté sur le plan institutionnel, social ou religieux. C'est cette spécificité que l'on s’intéresse aujourd'hui à découvrir à travers les inscriptions, les textes, les monnaies ou l'archéologie.