Habroia, noble dame d'Hypata

Scène domestique, fresque pariétale de Pompei (villa des mystères)
Scène domestique, fresque pariétale de Pompei (villa des mystères)

 

    Dans le roman grec Lucius ou l'Âne, le héros est reconnu et accueilli par une riche dame d'Hypata, Abroia (ou Abroea). Or, on connaît par plusieurs inscriptions, une ou plutôt plusieurs Habroia (ou Habroea). Ce nom, plutôt rare, n'est attesté que dans des inscriptions d' Hypata ou concernant une citoyenne d'Hypata, une coïncidence déjà notée par N. V. Sekunda.

 

Sources principales de cet article :

 

Habroia, citoyenne d'Hypata

 

    Ce nom apparaît dans six inscriptions (base de données Packhum), trois de l'Attique et trois d'Hypata, deux fois associé à celui d'Eubiotos. J. A. O. Larsen a le premier prouvé qu'Habroia appartenait la grande famille Hypatéenne des Kylloi et des Eubiotoi.

Voici l'arbre généalogique, élaboré 10 ans plus tard par N. V. Sekunda, de la famille d'Hypata, qui se déplaça ensuite à Athènes où plusieurs de ses membres occupèrent les plus hautes fonctions de l'administration grecque de l'Empire au IIe et au IIIe siècles de notre ère.

 

 

On repère dans cette généalogie non pas une mais trois Habroia.

 

Les trois Habroia

Matrone Romaine, collections du Louvre
Matrone Romaine, collections du Louvre

 

    Je reprends ici les théories des auteurs cités précédemment en les accompagnant de traductions personnelles des inscriptions qui les ont amenés à leurs déductions.

 

  • Habroia l'ancienne (deuxième moitié du Ier siècle)

 On la connait par l'inscription suivante, trouvée à Hypata (IG IX,2 30).

 

[— — — — — —]ποσ[— — — — — — — — —]

[— — — — — —] ἀπὸ Α․[— — — — — — —]

[— — — —]ς ἀπὸ [Σ]κυλ[λίου — — — — —]

[— — —] Ξένω[ν ἀ]πὸ Δ[— — — — — — —]

[— —]ους Ἀντιγένης ἀπὸ Ἀν[— — — — —]

[ἀπ]ὸ Σωσύ[λ]ο[υ, Σ]πένδων ἀ[πὸ — —],

Μαξίμη ἀπὸ Πετραίου, Παρ[— — ἀπὸ —]

δου τοῦ Λυσίου, Διονύσιος [— — — ἀπὸ]

Ἁβροίας καὶ Εὐβιότου τοῦ [— — — — — —]

 

(…)

(…)

(…) [a été affranchi] par Skyllios (…)

(…) Xénôn par D. (…)

(…) Antigénès par An. (…)

par Sôsylos, Spéndôn par (…)

Maximè par Pétraios, Par. (…) par (…)

fils de Lysios, Dionysos (…) par

Habroia et Eubiotos fils de (…)

 


    Cette inscription est une liste d'affranchissement telle qu'on en trouve souvent à Hypata et plus généralement en Thessalie. Dans son Choix d'inscriptions grecques (Les Belles Lettres, 2003), J. Pouilloux presente une inscription de Scotoussa similaire (p. 149), à la différence près que la liste est datée de l'année du stratège de Théssalie. De plus, les mois sont indiqués ; il s'agit donc d'une forme de registre annuel. Les deux listes d'affranchissement d'Hypata que j'analyse dans cet article ne présentent pas autant de détails, mais devaient avoir le même rôle.

    Pour en revenir à notre Habroia, on remarque qu'elle est accompagné d'un certain Eubiotos que J. A. O. Larsen avait pris pour son mari. Or, comme N. V. Sekunda le remarque, il serait inhabituel que le nom de la femme apparaisse avant celui de son conjoint. C'est pourquoi Eubiotos serait plutôt le fils d'Habroia devenue veuve. L'Habroia de cette inscription, que N. V. Sekunda date de 100 environ, serait alors la mère de Titos Flavios Eubiotos.

 

  • Habroia Neikostrata (début du IIe siècle)

    Elle est nommée dans cette inscription d'Hypata (IG IX,2 32) :

 

[— — — — — — — — — — καὶ θεᾷ]

[Ῥ]ώμῃ δὲ κα[ὶ] θεοῖς Σεβαστοῖς

οἱ γονεῖς Ἀμφία Δαμοίτας

[κ]αὶ Ἅβροια [ἡ] καὶ Νεικοστράτα

π̣αρέθεντο τὰ ἀναθήματα

φυλάττεσθαι ἀμετάθετα   

καὶ ἀμετεπίγραφα.

 

 

(…) et à la déesse

Rome, ainsi qu'aux Dieux Augustes,

les parents d'Amphia, Damoitas

et Habroia appelée aussi Neikostrata,

ont permis que ces offrandes religieuses

soient conservées, immuables

et inchangeables quant aux inscriptions.

 


    La traduction que je propose ici est hypothétique à bien des niveaux. La relation entre les personnes nommées est déjà complexe. Je m'en tiens à l'hypothèse de Sekunda qui fait de Damoitas et Habroia les parents d'Amphia, mais il faut cependant noté qu'Amphia n'est pas au génitif comme on s'y attendrait. Cependant, il faut bien que les parents soient parents de quelqu'un pour l'inscription fasse sens !

    Le terme ἀμετεπίγραφα est spécifique à cette inscription. On trouve une référence au verbe μετεπιγράφω chez Plutarque selon le dictionnaire Bailly : « revêtir d'une autre inscription ». L'adjectif qui en découle est accompagné ici du préfixe privatif ἀ- d'où la (peu élégante, je l'avoue) traduction « inchangeables quant aux inscriptions ».

Selon Sekunda, il devait y avoir à Hypata un sanctuaire consacré à la déesse Rome et à la famille impériale dès le début du IIe siècle. Cependant, dans un article récent, R. Bouchon a montré que le culte impérial est apparu dès le premier siècle, grâce aux relations privilégiées que la cité d'Hypata entretenait avec l'empire Romain naissant (Richard Bouchon, Les Thessaliens et le culte des empereurs de Rome : tradition, intégration, polycentrisme et jeu d'échelles, 2016, p.290-293). Habroia Neikostrata pourrait donc avoir vécu plus tôt.

   Une autre liste d'affranchissements d'Hypata mentionne une Habroia, que Sekunda identifie comme Neikostrata (IG IX,2 29). Je remarque néanmoins que le nom d'Habroia est suivi d'un sigma qui serait le début d'un nom qui n'est pas Neikostrata. S'agirait-il d'une autre Habroia ?

 

  • Flavia Habroia (deuxième moitié du IIe siècle)

    Elle est la plus célèbre de toute, son fils, Marcus Ulpius Eubiotus Leuros, étant devenu archonte d'Athènes. Cette Habroia a sûrement quitté Hypata pour la capitale de la province d'Achaïe, en raison des activités politiques de son mari, Ulpius Leurus. Son fils y a ensuite fait carrière.

    Les liens familiaux entre ces trois personnages sont mis en lumière par l'inscription suivante (IG II² 3695) :

 

col. I.1  Οὔλ Λεῦρον τὸν   

             Εὐβιότου   

             πατέρα.

 

col. II.1 Φλ Ἅβροιαν τὴν   

             Εὐβιότου   

             μητέρα.

 

 

Ulpios Leuros,

le père

d'Eubiotos.

 

Flavia Habroia,

la mère

d'Eubiotos.

 


    Une même inscription concernant Flavia Habroia semble avoir été reportée deux fois dans les Inscriptiones Graecae II et III: Inscriptiones Atticae Euclidis anno posteriores (IG II² 3696 et IG II² 4053). Selon Sekunda, l'erreur a été remarqué par James H. Oliver, qui a proposé également une meilleure restitution de la partie manquante. C'est cette version que je présente ici :

 

ἡ πόλις · Φλ · Ἅβροιαν τὴν

[λαμπροτ]ά[την] ὑπατικήν.

 

 

La ville, à Flavia Habroia,

du plus illustre rang consulaire.

 


Non seulement son fils, mais aussi son mari ont atteint un rang consulaire à Athènes.

 

Abroia/Byrrhène, le personnage de roman

Buste de Romaine, collections du Louvre
Buste de Romaine, collections du Louvre

 

    Dans Lucius ou l'Âne, attribué à Lucien de Samosate, le héros, Lucius, rencontre à Hypata, une riche dame nommée Ἄβροια, nom transcrit Abroia ou Abroea selon les traducteurs. Il n'y a en vérité qu'une différence d'esprit et d'accent à l'initiale entre le personnage de fiction ( Ἄβροια) et la citoyenne d'Hypata (Ἅβροια) ! Sekunda voit une erreur du côté du roman : en effet, Habroia vient de l'adjectif ἁβρός signifiant « délicat et gracieux », d'où « spendide et luxuriant » (traduction du dictionnaire Bailly). Ἅβροια serait donc « la gracieuse ». Le nom Ἄβροια est par contre vide de sens et le suffixe privatif « a- » signifiant “sans quelque chose”, s'adapte mal à un nom.

    Je présente ici le texte grec de l'édition Loeb (Lucian, Lucius, or the ass, Loeb Classical Library) avec ce qui serait donc une erreur. Je garde néanmoins « Abroia » dans ma traduction afin de la distinguer des Habroia des inscriptions.

 

[4] (…) κἀν τούτωι γυναῖκα ὁρῶ προσιοῦσαν ἔτι νέαν, εὐπορουμένην, ὅσον ἦν ἐκ τῆς ὁδοῦ συμβαλεῖν· ἱμάτια γὰρ ἀνθινὰ καὶ παῖδες συχνοὶ καὶ χρυσίον περιττόν. ὡς δὲ πλησιαίτερον γίνομαι, προσαγορεύει με ἡ γυνή, καὶ ἀμείβομαι αὐτῆι ὁμοίως, καὶ φησίν, Ἐγὼ Ἄβροιά εἰμι, εἴ τινα τῆς σῆς μητρὸς φίλην ἀκούεις, καὶ ὑμᾶς δὲ τοὺς ἐξ ἐκείνης γενομένους φιλῶ ὥσπερ οὓς ἔτεκον αὐτή· τί οὖν οὐχὶ παρ᾽ ἐμοὶ καταλύεις, ὦ τέκνον;

 

 Et là, je vois une femme s'avancer, encore jeune, dans l'abondance, à en juger son train dans la rue : ses vêtements brodés, de multiples esclaves et de l'or partout ! Comme je m'approche, elle me salue, moi de même, puis me dit : “C'est moi, Abroia, si du moins tu connais une amie de ta mère ainsi nommée. Et vous, ses enfants, je vous aime comme si je vous avais faits ! Pourquoi ne viendrais-tu pas loger chez moi, mon fils ?”

 


    N. V. Sekunda postule que c'est Flavia Habroia qui a inspiré le personnage d'Abroia : elle serait alors âgée de la vingtaine, jeune mère d'Eubiotos, né vers 170, date présumée de l'action du roman.

    On admet généralement que Lucius ou l'Âne, roman grec, et les Métamorphoses latines d'Apulée ont pour modèle un roman grec perdu de Lucius de Patras. Lucius ou l'Âne en serait un résumé, d'où sa concision par rapport au roman d'Apulée. Il est toujours difficile, de démêler ce qu'Apulée a traduit du roman grec d'origine de ce qu'il a composé lui-même. Voyons cependant ce qu'il ajoute au personnage d'Abroia, devenue Byrrhène en latin.

  • Son mari ne faisait pas de carrière politique comme le père du héros (2, 3, 2). Selon Sekunda, ce point ne correspond pas au personnage historique de Flavia Habroia, qui avait un rang consulaire impliquant que son mari faisait de la politique. Cependant, remarquons que Byrrhène dit : illa clarissimas ego privatas nuptias fecerimus, "nous avons épousé, elle un consulaire, moi un simple particulier", ce qui implique une différence au moment du mariage mais peut-être pas dans la carrière qui a suivi. Ce peut être une simple marque de modestie.
  • Sa maison à Hypata est magnifique et pleine d’œuvres d'art (2, 4, 1). Ici, Apulée ce lance dans un bel exercice de rhétorique, à la mode de son époque : la description d’œuvre d'art ou ekphrasis. Il n'y a pas lieu, à mon avis, de voir ici une réalité historique dans la villa de Byrrhène. En tout cas, aucune trace d'un tel site archéologique à Hypata pour le moment !
  • Elle reçoit luxueusement (2, 19, 1). Cette description, qui introduit le banquet, n'est pas sans rappeler celui de Trimalcion dans le Satyricon de Pétrone, et pourtant s'en distingue grandement : il n'y a rien à manger ! En effet, aucune évocation de nourriture. Seul le vin, les rires et les bons mots coulent à flots ! C'est un banquet à la mode platonicienne, derrière lequel on sent la touche personnelle d'Apulée, féru de platonisme. Pourtant, Hypata a bien été au IIe siècle un creuset de sophistes, comme on l'a vu plus haut. Le banquet de Byrrhène pourrait aussi refléter une réalité.
  • Enfin, Byrrhène est fière de sa cité de province, qui dominent toutes les autres en Thessalie, comme elle-même domine la bonne société d'Hypata (2, 19, 5), et c'est là que l'on s'éloigne le plus de Flavia Habroia. Nous n'avons finalement aucune preuve de la vie de celle-ci à Hypata puisque toutes les inscriptions la concernant ont été trouvées à Athènes. C'est là où son mari et son fils ont fait carrière.

    A mon avis, le personnage de roman Abroia/Byrrhène est davantage un archétype qu'une réalité. Voilà comment j'imagine que Lucius de Patras a procédé : « J'ai besoin que mon héros rencontre dans ses déambulations à Hypata, un personnage, qui l'amène à sa transformation en âne. Prenons l'exact opposé d'Hipparchos, l'hôte de Lucius, avare, stupide et méprisé de tous : une matrone, riche et cultivée, chez qui se réunit toute la bonne société Hypatéenne. Comment l'appellerons-nous ? Habroia, bien sûr, du nom de la lignée des femmes de la plus illustre famille d'Hypata ! » . Mais si une des Habroia historiques a servi de modèle à celle du roman, il me semble difficile de le prouver dans l'état actuel de nos connaissances.