Les Ainianes et leur capitale

Hypata, capitale des Ainianes, en juin 2015
Hypata, capitale des Ainianes, en juin 2015

 

D'Héliodore à Wikipedia, on trouve communément l'idée qu'Hypata est la capitale des Ainianes, et bien sûr elle l'a été à partir d'une certaine époque comme en témoigne les sources épigraphiques et littéraires. Mais de nombreuses sources antiques, à commencer par Homère, situe cette ethnie thessalienne bien loin de leur cité actuelle.

Dans une récente conférence vidéo sur l'archéologie thessalienne, B. Helly, interrogé sur une éventuelle spécificité de l'organisation politique de la Thessalie, explique que les peuples de Thessalie se caractérisent par de nombreux changements de lieux ou de noms, ce qui n'est pas sans complexifier la recherche (1:05:12). Nos Ainianes ne dérogent pas à la règle.

« La Thessalie, vous connaissez ? » Soixante années avec les Thessaliens d’hier et d’aujourd’hui, Conférence Pouilloux de janvier 2022 animée par Bruno Helly, directeur de recherche émérite au CNRS, laboratoire HISOMA.

Richard Bouchon a déjà parfaitement analysé ces migrations dans l'article suivant :

Richard Bouchon. Les Ainianes à l’époque impériale : mémoires d’un peuple polyplanètos. In : Nommer et classer dans les Balkans. École française d’Athènes, 2008. pp. 311-321.

Je voudrais ici présenter ces textes et m'attarder plus particulièrement au rôle d'Hypata dans l'idéologie migratoire Ainiane qui se construit à l'époque Romaine.

Localisation d'origine

Le « Catalogue des vaisseaux» (Homère, Iliade, chant II, v. 484-780) recense 29 contingents, les Ainianes arrivant en avant-dernière position, parmi les peuples de Thessalie.

[2,748] Γουνεὺς δ᾽ ἐκ Κύφου ἦγε δύω καὶ εἴκοσι νῆας·

τῷ δ᾽ Ἐνιῆνες ἕποντο μενεπτόλεμοί τε Περαιβοὶ

οἳ περὶ Δωδώνην δυσχείμερον οἰκί᾽ ἔθεντο,

οἵ τ᾽ ἀμφ᾽ ἱμερτὸν Τιταρησσὸν ἔργα νέμοντο

ὅς ῥ᾽ ἐς Πηνειὸν προΐει καλλίρροον ὕδωρ,

οὐδ᾽ ὅ γε Πηνειῷ συμμίσγεται ἀργυροδίνῃ,

ἀλλά τέ μιν καθύπερθεν ἐπιρρέει ἠΰτ᾽ ἔλαιον·

ὅρκου γὰρ δεινοῦ Στυγὸς ὕδατός ἐστιν ἀπορρώξ.

[2,748] Gouneus de Kyphos menaient vingt-deux navires;

les Ainianes le suivaient, ainsi que les vaillants Perrhèbes,

eux qui ont établi leurs maisons autour de Dodone au climat rude,

eux qui travaillaient les environs du charmant fleuve Titarésios,

qui dans le Pénée déverse sa belle eau,

ne se mêlant pas aux tourbillons d'argent du Pénée,

mais coulant au-dessus de lui comme de l'huile ;

car c'est un affluent du Styx, invoqué pour les terribles serments.


Les deux relatives des vers 730 et 731 peuvent se rapporter aux Perrhèbes seuls, ou bien au groupe formé des Perrhèbes et des Ainianes. C'est cette deuxième interprétation qui est la plus populaire, étant également celle de Strabon. Mais, même si les relatives ne se rapportent qu'aux Perrhèbes, les Ainianes devaient se trouver non loin aux temps homériques.

“Je proposerai d'introduire ainsi la ville de Gouneus, Kyphos, puisque celle-ci doit être l'établissement qui a préfiguré Gonnoi” (Helly Bruno. L'État thessalien. Aleuas le Roux, les tétrades et les tagoi. Lyon : Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 1995. p. 83)

 

Carte de la Grèce homérique
Carte de la Grèce homérique

Dans le catalogue de la Bibliothèque d'Apollodore, abregé de mythologie grecque du IIe siècle anciennement attribué à Apollodore, on remarque d'ailleurs que les Perrhèbes ont disparu, au profit des seuls Ainianes dont Gouneus, fils d'Ocytos, est le chef. Outre l'appropriation du héros par les Ainianes, on lui a ajouté une filiation inexistante chez Homère ! Serait-ce là encore "un flagrant délit de fabrication de mythidéologie" (R. Bouchon, 2008) dont on était friand dans la Grèce du IIe siècle ?

Strabon : des Ainianes un peu partout

Le cas des Ainianes est traité en détail au livre IX de sa Géographie, mais ils sont mentionnés dès le livre I.

[1, 3, 21] (...) καὶ αἰνιᾶνες οἱ νῦν αἰτωλοῖς ὅμοροι περὶ τὸ Δώτιον ᾦκουν καὶ τὴν Ὄσσαν μετὰ Περραιβῶν· καὶ αὐτοὶ δὲ Περραιβοὶ μετανάσται τινές. (...)

[1, 3, 21] (...) et les Ainianes, maintenant voisins des Etoliens, habitaient près de Dotion et de l'Ossa, avec les Perrhèbes ; les Perrhèbes eux-mêmes émigrèrent en partie. (...)


Strabon annonce ici, ce qu'il détaillera et prouvera au livre IX : la migration des Ainianes de la plaine de Dotion, au pied du mont Ossa, à la région d'Hypata, en compagnie des Perrhèbes.

[9, 4, 10] Τοῖς δὲ Λοκροῖς τοῖς μὲν Ἑσπερίοις συνεχεῖς εἰσιν Αἰτωλοί, τοῖς δʹ Ἐπικνημιδίοις Αἰνιᾶνες συνεχεῖς οἱ τὴν Οἴτην ἔχοντες, καὶ μέσοι Δωριεῖς. (...)

[9, 4, 10] Les Étoliens sont attenants d'une part aux Locriens, d'autre part aux pays situés à l'ouest ; les Ainianes qui occupent l'Oeta sont attenants aux Epicnèmides, et au milieu (il y a) les Doriens. (...)


Strabon présente ici d'abord la position géographique des Ainianes à son époque (Ie siècle avant J.-C.), soit dans la région du mont Oeta. Plus loin, Strabon nous renseigne sur la région d'origine des Ainianes et les circonstances de leurs déplacement vers le sud ouest de la Thessalie.

[9, 5, 22] Ἔπειτα τοῦτο καὶ ἐπὶ τῶν Περραιβῶν καὶ τῶν Αἰνιάνων συνέβη. Ὅμηρος μὲν γὰρ συνέζευξεν αὐτοὺς, ὡς πλησίον ἀλλήλων οἰκοῦντας· καὶ δὴ καὶ λέγεται ὑπὸ τῶν ὕστερον ἐπὶ χρόνον συχνὸν ἡ οἴκησις τῶν Αἰνιάνων ἐν τῷ Δωτίῳ γενέσθαι πεδίῳ, τοῦτο δ᾽ ἐστὶ πλησίον τῆς ἄρτι λεχθείσης Περραιβίας καὶ τῆς Ὄσσης καὶ ἔτι τῆς Βοιβηίδος λίμνης ἐν μέσῃ μέν πως τῇ Θετταλίᾳ, λόφοις δὲ ὑλήεισι περικλειόμενον, περὶ οὗ Ἡσίοδος οὕτως εἴρηκεν

ἢ οἵη Διδύμους ἱεροὺς ναίουσα κολωνοὺς Δωτίῳ ἐν πεδίῳ, πολυβότρυος ἄντ᾽ Ἀμύροιο, νίψατο Βοιβιάδος λίμνης πόδα παρθένος ἀδμής.

οἱ μὲν οὖν Αἰνιᾶνες οἱ πλείους εἰς τὴν Οἴτην ἐξηλάθησαν ὑπὸ τῶν Λαπιθῶν, κἀνταῦθα δὲ ἐδυνάστευσαν ἀφελόμενοι τῶν τε Δωριέων τινὰ μέρη καὶ τῶν Μαλιέων μέχρι Ἡρακλείας καὶ Ἐχίνου, τινὲς δ᾽ αὐτῶν ἔμειναν περὶ Κύφον, Περραιβικὸν ὄρος ὁμώνυμον κατοικίαν ἔχον.

[9, 5, 22] Ensuite, la même chose (à savoir la confusion qui règne dans la nomenclature géographique et ethnographique) arrive au sujet des Perrhèbes et des Ainianes. En effet, Homère les associe comme s'ils habitaient proches les uns des autres, et naturellement, selon les auteurs postérieurs,  le lieu d'habitation des Ainianes a longtemps été dans la plaine de Dotion, et celle-ci est proche des Perrhèbes dont on a parlé à l'instant, du Mont Ossa, et aussi du lac Boebeis, au milieu ainsi de la Thessalie, entourée tout autour par des collines boisées, une plaine à propos de laquelle Hésiode dit :

"Ou telle la jeune vierge qui habite les hauteurs sacrées des monts Didymes , en face d'Amyros aux nombreuses vignes, et qui se lavait les pieds dans le lac Boebeis."

Les Ainianes donc pour la plupart furent chassés vers l'Oeta par les Lapithes, et là gagnèrent en puissance, s'emparant d'une partie du territoire Doride et Malien, jusqu'à Hérakleia et Echinus ; mais certains restèrent autour de Kyphos, une montagne de Perrhébie ayant un bourg du même nom.


Le lac Boebeis, drainé en 1962 pour créer une plaine cultivable, qui s'est avérée inculte, a finalement était restauré en 2018, avec le soutien de la communauté européenne. Il porte aujourd'hui le nom de Lac Karla (Wikipédia).

Voici, selon Strabon, où se devraient se trouver les Ainianes aux temps homérique.

La plaine Dotiôn, région d'origine des Ainianes d'Hypata
La plaine Dotiôn, région d'origine des Ainianes d'Hypata

L'extrait d'Hésiode cité par Strabon provient visiblement du Catalogue des femmes, poème épique fragmentaire édité chez Loeb. Attention, il ne s'agit pas ici du célèbre sanctuaire de Didyme en Asie Mineure, mais du nom de montagnes Thessaliennes.

Coronis était une princesse Lapithe et la future mère d’Asclépios, qu'elle aura d'Apollon. Sa descente des montagnes jusqu'au lac en passant par les fertiles coteaux d'Amyros, n'est pas sans faire écho à la migration des Lapithes eux-mêmes, que Strabon évoque ensuite.

Du mont Ossa au mont Oeta, les Ainianes auraient parcouru environ 130 km, traversant la plaine thessalienne.

Cependant, un peu plus haut, Strabon avait procèdé à une classification ethnique qui intrigue.

[9, 5, 1] (...) Λοιπὸν δʹ ἐστὶ τὸ ἑσπέριον, ὃ περικλείουσιν Αἰτωλοί τε καὶ Ἀκαρνᾶνες καὶ Ἀμφίλοχοι καὶ τῶν Ἠπειρωτῶν Ἀθαμᾶνές τε καὶ Αἰνειᾶνες καὶ Μολοττοὶ καὶ ἡ τῶν Αἰθίκων ποτὲ λεγομένη γῆ καὶ Τυμφαῖοι καὶ ἁπλῶς οἱ περὶ Πίνδον. (...)

[9, 5, 1] (...) Il reste le côté ouest (de la Thessalie), que délimitent les Étoliens, les Acarnaniens, les Amphilochiens, et parmi les Epirotes, les Athamanes, les Ainianes, les Molosses, et le territoire appelé alors celui des Aithikes, ainsi que les Tymphaiens, en un mot, les peuples du Pinde. (...)


Strabon, dans cette liste des populations de l'ouest de la Thessalie, effectue un mouvement du sud au nord, les divisant en deux groupes, que sépare τε καὶ : Étoliens, Acarnaniens, et Amphilochiens d'une part, Athamanes (Epirotes), Ainianes, Molosses, Aithikes, et Tymphaiens d'autre part. Ce deuxième ensemble forme les peuples du Pinde, ... ce qui n'est pas sans étonner, ce massif montagneux se situant à plus de 100 km des deux localisations des Ainianes vues précédemment !

[10, 2] Αἰτωλοὶ μὲν τοίνυν καὶ Ἀκαρνᾶνες ὁμοροῦσιν ἀλλήλοις, μέσον ἔχοντες τὸν Ἀχελῶον ποταμὸν ῥέοντα ἀπὸ τῶν ἄρκτων καὶ τῆς Πίνδου πρὸς νότον διά τε Αἰτωλικοῦ ἔθνους καὶ Ἀμφιλόχων, Ἀκαρνᾶνες μὲν τὸ πρὸς ἑσπέραν μέρος ἔχοντες τοῦ ποταμοῦ μέχρι τοῦ Ἀμβρακικοῦ κόλπου τοῦ κατὰ Ἀμφιλόχους καὶ τὸ ἱερὸν τοῦ Ἀκτίου Ἀπόλλωνος, Αἰτωλοὶ δὲ τὸ πρὸς ἕω μέχρι τῶν Ὀζολῶν Λοκρῶν καὶ τοῦ Παρνασσοῦ καὶ τῶν Οἰταίων. Ὑπέρκεινται δ' ἐν τῇ μεσογαίᾳ καὶ τοῖς προσβορείοις μέρεσι τῶν μὲν Ἀκαρνάνων Ἀμφίλοχοι, τούτων δὲ Δόλοπες καὶ ἡ Πίνδος, τῶν δ' Αἰτωλῶν Περραιβοί τε καὶ Ἀθαμᾶνες καὶ Αἰνιάνων τι μέρος τῶν τὴν Οἴτην ἐχόντων·

 

[10, 2] Les Etoliens et les Acarnaniens sont donc limitrophes les uns des autres, ayant au milieu le fleuve Achélôos qui coule du Pinde, du nord au sud, en passant par chez les Agraiens, peuple Etolien, et les Amphilochiens : les Acarnaniens possèdent la partie ouest du fleuve jusqu'au golfe Ambracique, aux environs d'Amphilochie et du temple d'Apollon Actien, et les Etoliens eux, celle à l'est, jusqu'aux Locriens Ozoles, au mont Parnasse et aux habitants de l'Oeta. A l'intérieur des terres, dans la partie nord, on trouve au-dessus des Acarnaniens les Amphilochiens, puis les Dolopes et le mont Pinde, et au-dessus des Etoliens, les Perrhèbes, les Athamanes et une partie des Ainianes, qui occupent le mont Oeta.

 


Il y aurait donc une partie des Ainianes installée près des Perrhèbes, à l'est du Pinde. Plutarque et Strabon tombent donc d'accord sur le fait que les Ainianes ont occupés et, selon le deuxième, occupent encore les environs du Pinde. Ensuite, Strabon, comme Homère, rapproche les Ainianes des Perrhèbes. C'est comme si l'on avait les Ainianes, ceux du Pinde, et "les Ainianes du mont Oeta".

Ainianes du Pinde et Ainianes de l'Oeta
Ainianes du Pinde et Ainianes de l'Oeta

A l'époque impériale, il y aurait donc deux foyers de peuplement Ainianes … et peut-être plus ! Revenons à Strabon, qui décidément n'a pas fini de nous étonner.

Jusqu'aux confins de l'Asie

Au chapitre XII de la Géographie, Strabon décrit la chaîne du Taurus, dont il fait partir une branche allant jusqu'au plateau Arménien. L'Arménie à l'époque romaine a des dimensions bien plus vastes que l'Arménie actuelle.

L'Armenie antique à son expansion maximale
L'Armenie antique à son expansion maximale

Et selon Strabon, là encore on trouve des Ainianes.

[11, 14, 14] Λέγονται δὲ καὶ τῶν Αἰνιάνων τινὲς οἱ μὲν τὴν Οὐιτίαν οἰκῆσαι οἱ δ' ὕπερθε τῶν Ἀρμενίων ὑπὲρ τὸν Ἄβον καὶ τὸν Νίβαρον ̔μέρη δ' ἐστὶ τοῦ Ταύρου ταῦτἀ, ὧν ὁ Ἄβος ἐγγύς ἐστι τῆς ὁδοῦ τῆς εἰς Ἐκβάτανα φερούσης παρὰ τὸν τῆς Βάριδος νεών.

[11, 14, 14] On raconte aussi que quelques Ainianes habitent les uns dans la région d'Ouitie (Uti, Arménie), les autres au nord de l'Arménie, au dessus des monts Abus et et Nibarus, qui font partie du massif du Taurus, l'Abus étant non loin de la route qui conduit à Ecbatane, près du temple de Baris.


Au livre XI, Strabon nous dit aussi qu'il y aurait une ville nommée Ainiana dans la région d'Ouitie, ce qui renforce son hypothèse : Αἰνιᾶνας δ' ἐν τῇ Οὐιτίᾳ τειχίσαι πόλιν ἣν Αἰνιάνα καλεῖσθαι. Ces Ainianes d'Arménie étaient des compagnons du héros Jason.

Or, il existe une ville de Turquie, Ani, à la frontière de l'Arménie, riche en ruines antiques mais très peu connue en raison de l'histoire récente. (Bernard Paul. Les origines thessaliennes de l'Arménie vues par deux historiens thessaliens de la génération d'Alexandre. In: Topoi. Orient-Occident. Supplément 1, 1997. Recherches récentes sur l'Empire achéménide.)

Par rapport à la deuxième zone d'occupation Ainiane, Strabon lui-même (XI, 7, 1) situe la source de l'Euphrate et de L'Araxe dans le mont Abus. Il s'agit de la région actuelle d'Erzurum, qui était bien sur la route menant à Ecbatane.

Voici donc les deux zones de peuplement Ainianes en Arménie antique selon le texte de Strabon :

Localisation des Ainianes d'Arménie
Localisation des Ainianes d'Arménie

Il y aurait donc des Ainianes dans cinq régions du monde méditerranéen à l'époque Romaine, où Hypata est leur capitale.
Si les sources épigraphiques et numismatiques peuvent prouver que les Ainianes se trouvaient bien à Hypata, il n'en est pas de même pour les autres localisations.

Faute de preuves, essayons plutôt de voir en quoi l'histoire de ces migrations a pu construire l'identité culturelle des gens d'Hypata à l'époque Romaine. Tournons-nous vers Plutarque.

Plutarque : la voix des Ainianes de l'Empire

Dans les Questions grecques, Plutarque nous fait part de deux anecdotes relatives aux Ainianes et à leurs migrations. Ces témoignages, un peu anecdotiques et alambiqués, prennent toute leur valeur, si l'on se souvient que Plutarque avait dans son cercle d'amis grecs des thessaliens originaire d'Hypata : T. Flavius Eubiotos (Les animaux de terre ont-ils plus d'adresse que ceux de mer ?, 965), L. Cassius Petraios (Propos de table, V, 2), et sûrement T. Flavius Alexandros que J. Pouilloux a reconnu derrière le philosophe épicurien Alexandros, à qui Plutarque adresse entre autre son traité De la malignité d'Hérodote. Plutarque avait donc des interlocuteurs directes parmi les Ainianes de l'Empire.

[13] Τί τὸ πτωχικὸν κρέας παρ´ Αἰνιᾶσι;

Πλείονες γεγόνασιν Αἰνιάνων μεταναστάσεις. Πρῶτον μὲν γὰρ οἰκοῦντες περὶ τὸ Δώτιον πεδίον ἐξέπεσον ὑπὸ Λαπιθῶν εἰς Αἴθικας. Ἐκεῖθεν τῆς Μολοσσίας τὴν περὶ τὸν Αὖον χώραν κατέσχον, ὅθεν ὠνομάσθησαν Παραοῦαι. Μετὰ ταῦτα Κίρραν κατέσχον· ἐν δὲ Κίρρῃ καταλεύσαντες Οἴνοκλον τὸν βασιλέα τοῦ θεοῦ προστάξαντος, εἰς τὴν περὶ τὸν Ἴναχον χώραν κατέβησαν οἰκουμένην ὑπ´ Ἰναχιέων καὶ Ἀχαιῶν. Γενομένου δὲ χρησμοῦ τοῖς μὲν ἂν μεταδῶσι τῆς χώρας ἀποβαλεῖν ἅπασαν, τοῖς δ´ ἂν λάβωσι παρ´ ἑκόντων καθέξειν, Τέμων, ἀνὴρ ἐλλόγιμος τῶν Αἰνιάνων, ἀναλαβὼν ῥάκια καὶ πήραν ὡς προσαίτης ὢν ἀφίκετο πρὸς τοὺς Ἰναχιεῖς· ὕβρει δὲ καὶ πρὸς γέλωτα τοῦ βασιλέως βῶλον ἐπιδόντος αὐτῷ, δεξάμενος εἰς τὴν πήραν ἐνέβαλε καὶ ἀφανὴς ἦν ἠγαπηκὼς τὸ δῶρον· ἀπεχώρησε γὰρ εὐθὺς οὐδὲν προσαιτήσας. Οἱ δὲ πρεσβύτεροι θαυμάσαντες ἀνεμιμνήσκοντο τοῦ χρησμοῦ, καὶ τῷ βασιλεῖ προσιόντες ἔλεγον μὴ καταφρονῆσαι μηδὲ προέσθαι τὸν ἄνθρωπον. Αἰσθόμενος οὖν ὁ Τέμων τὴν διάνοιαν αὐτῶν ὥρμησε φεύγειν, καὶ διέφυγεν εὐξάμενος τῷ Ἀπόλλωνι καθ´ ἑκατόμβης. Ἐκ δὲ τούτου μονομαχοῦσιν οἱ βασιλεῖς, καὶ τὸν τῶν Ἰναχιέων Ὑπέροχον ὁ τῶν Αἰνιάνων Φήμιος ὁρῶν μετὰ κυνὸς αὐτῷ προσφερόμενον οὐκ ἔφη δίκαια ποιεῖν, δεύτερον ἐπάγοντα μαχόμενον, ἀπελαύνοντος δὲ τοῦ Ὑπερόχου τὸν κύνα καὶ μεταστρεφομένου, λίθῳ βαλὼν ὁ Φήμιος ἀναιρεῖ. Κτησάμενοι δὲ τὴν χώραν, τοὺς Ἰναχιεῖς μετὰ τῶν Ἀχαιῶν ἐκβαλόντες, τὸν μὲν λίθον ἐκεῖνον ὡς ἱερὸν σέβονται καὶ θύουσιν αὐτῷ καὶ τοῦ ἱερείου τῷ δημῷ περικαλύπτουσιν. Ὅταν δὲ τῷ Ἀπόλλωνι τὴν ἑκατόμβην ἀποδιδῶσι, τῷ Διὶ βοῦν καθιερεύσαντες, μερίδα τοῖς Τέμωνος ἀπογόνοις ἐξαίρετον νέμουσι καί « πτωχικὸν κρέας » ἐπονομάζουσι.

[13] Qu'est-ce que la "viande du mendiant" chez les Ainianes ?

Les migrations des Ainianes furent fort nombreuses. En effet, habitant d'abord à côté de la plaine Dotion, ils ont été chassés par les Lapithes vers les Aithikes. Ensuite, ils occupèrent la région des Molosses près de l'Aóos, d'où ils furent nommés Parauei. Après cela, ils occupèrent Cirrha : là, après avoir lapidé Oinoklos, leur roi, sur ordre divin, ils allèrent dans la région du fleuve Inachos, habitée par les Inachiens et les Achéens. Un oracle avait dit à ces derniers que s'ils donnaient une part de leur terre, ils la perdraient dans sa totalité, mais aux autres (aux Ainianes), que s'ils en recevaient de personnes volontaires, ils l'occuperaient ; Temôn, Ainiane renommé, muni de haillons et d'une besace, se rend chez les Inachiens comme un mendiant. Par orgueil et pour rire, le roi lui ayant donné une motte de terre, il la reçut et le plaça dans sa besace, satisfait du don sans le laisser voir : aussitôt il se retire, sans demander son reste. Les anciens, étonnés, se souvinrent alors de l'oracle, et s'avançant, dirent au roi de ne pas mépriser, de ne pas laisser aller l'homme. Temôn, s'étant aperçu de leur intention, se prépara à fuir, et, après avoir promis une hécatombe à Apollon, il s'échappa. De là, les rois se battent en combat singulier, et Phèmios, roi des Ainianes, voyant Hyperochos, roi des Inachiens, approcher de lui avec un chien, dit que ce n'est pas juste d'amener un second combattant. Alors, comme Hyperochos chasse le chien et se retourne, Phémios envoyant une pierre le tue. Après avoir gagné la région, ayant chassé les Inachiens ainsi que les Achéens, ils honorent cette pierre comme sacrée, lui font un sacrifice et l'enveloppe de la graisse de la victime. Et lorsqu'ils offrent une hécatombe à Apollon, après avoir offert en sacrifice un bœuf à Zeus, ils distribuent une portion de choix aux descendants de Témôn, et ils l'appellent "la viande du mendiant".


Plutarque, comme Homère et Strabon, situe la position initiale des Ainianes dans la plaine Dotion.

Les Aithikes étaient un peuple vivant au pied du massif du Pinde (Strabon, Géographie, VII, 7, 9), vers l'actuelle Trikala, soit non loin des Météores. Ce peuple est aussi cité par Homère, comme ayant subi l'invasion des centaures, chassés par Peirithoos, roi des Lapithes, du massif du Pélion (Homère, L'Iliade, II, 744). Les centaures ont donc eux aussi connus le même sort que les Ainianes et ont suivi à peu près la même route au début.

Le fleuve Inachos est celui que Strabon distingue de l'Inachos d'Argolide plus célèbre (Strabon, Géographie, VI, 2, 4 ; VII, 7, 7 ), le premier ayant été nommé ainsi par des colons d'Argos, probablement les "Achéens" dont parle ici Plutarque. Il s'agit de la région d'Amphilochie, située à l'Ouest d'Hypata. 

 

Voici donc l'itinéraire suivi par les Ainianes, selon Plutarque, depuis la plaine Dotion jusqu'à Hypata, soit une route d'environ 900 km :

Les migrations des Ainianes selon Plutarque
Les migrations des Ainianes selon Plutarque

En regardant cette carte, on peut se demander si l'épisode des Inachiens ne se passerait pas avant le séjour à Cirrha. Quoi qu'il en soit, les migrations des Ainianes ne s'arrêtent pas au texte de Plutarque, puisqu'ils ont dû encore parcourir plus de 100 km pour arriver à leur future capitale, Hypata !

Phemios, roi légendaire et héros Ainianes, était suffisamment connu pour se retrouver sur des monnaies Ainianes du IVe siècle.

Hémidrachme des Ainianes
Hémidrachme des Ainianes

Il est représenté à droite en guerrier avec la lance et l'épée au côté, mais porte aussi des attributs de voyageur, la chlamyde (manteau) et le pétase (chapeau large) qu'il brandit à bout de bras comme un bouclier. Il symbolise bien son peuple, nomades en fuite, à la recherche de leur terre promise. Ethnie guerrière, elle a souvent était impliquée dans les guerres hellenistiques et utilisée comme troupe auxiliaire par d'autres puissances dont les Romains.

Je n'ai trouvé le roi Oinoklos que chez Plutarque. Il y a cependant une inscription du IIe siècle av. J.-C. mentionnant un certain Euklide, fils d'Oinoklos, magistrat de la cité ayant fait la proposition de décret honorifique (SEG 33:450) pour la cité d'Atrax, soit sur la route de migration des Ainianes.

 

On retrouve nos Ainianes et leur migrations à la 26e Question :

[26] Τίνος ἔχεται διανοίας τὸ τοὺς ἀπάγοντας εἰς Κασσιοπαίαν τὸν βοῦν ἐξ Αἴνου τὰς παρθένους προπεμπούσας ἐπᾴδειν ἄχρι τῶν ὅρων

« Μήποτε νοστήσαιτε φίλην ἐς πατρίδα γαῖαν »

Αἰνιᾶνες ὑπὸ Λαπιθῶν ἐξαναστάντες τὸ πρῶτον ᾤκησαν περὶ τὴν Αἰθακίαν, εἶτα περὶ τὴν Μολοσσίδα καὶ Κασσιοπαίαν· οὐδὲν δὲ χρηστὸν ἀπὸ τῆς χώρας ἔχοντες, ἀλλὰ καὶ χαλεποῖς χρώμενοι προσοίκοις εἰς τὸ Κιρραῖον πεδίον ἧκον, Οἰνόκλου τοῦ βασιλέως ἄγοντος αὐτούς. Ἐκεῖ δὲ μεγάλων αὐχμῶν γενομένων, κατὰ χρησμὸν ὡς λέγεται τὸν Οἴνοκλον καταλεύσαντες καὶ πάλιν πλανηθέντες εἰς ταύτην ἀφίκοντο τὴν χώραν, ἣν νῦν ἔχουσιν, ἀγαθὴν καὶ πάμφορον οὖσαν. Ὅθεν εἰκότως εὔχονται τοῖς θεοῖς εἰς τὴν παλαιὰν πατρίδα μὴ ἐπανελθεῖν, ἀλλ´ αὐτοῦ καταμένειν εὐδαιμονοῦντας.

 

[26] Que signifie le fait que les jeunes filles accompagnant jusqu'aux montagnes ceux qui emmènent le bœuf de la région des Ainianes à la région de Kassope, chantent :

"Puissiez-vous ne jamais revenir dans votre chère patrie !" ?

Les Ainianes, après avoir été chassés par les Lapithes, habitèrent d'abord dans la région de l'Aithikie, puis en Molosside et dans la région de Kassope ; ne pouvant obtenir rien de bon de cette contrée et ayant de plus des voisins difficiles, ils allèrent vers la plaine de Cirrha, sous la conduite du roi Oinoklos. Là, une grande sécheresse se produisant, selon un oracle, dit-on, ils lapidèrent Oinoklos et ils errèrent ça et là longtemps, jusqu'à arriver dans la région bonne et fertile qu'ils occupent maintenant. De là, avec raison, ils prient les dieux de ne pas avoir à revenir dans leur ancienne patrie, mais de rester ici même où ils ont trouvé le bonheur.

 


 

Kassiopaia serait le nom de la région occupée par les Cassopaei, située entre le lac Janina et le golfe d'Ambracie, cité de Kassope, aux environs de l'actuelle Thesprotiko. La zone est en effet non loin de la Molosside.

Cette 26e Questions est intéressante car elle donne une logique, une interprétations aux migrations Ainianes : chassés de leur terre d'origine (la plaine Dotiôn), trompés par un oracle malheureux qui les a menés de Charybde en Scylla, ils ont enfin trouvé une bonne terre (la plaine du Sperchéios), où ils ont pu établir leur capitale, Hypata. Et maintenant, ils n'en bougent plus !

Voici une raison de plus pour affirmer la supériorité de la ville. Héliodore dans les Ethiopiques se livre à un éloge outré des Ainianes qui se vantent d'avoir pour capitale Hypata : μητρόπολιν δὲ σεμνυνόμενον Ὑπάταν (Ethiopiques, 2, 34).

La même idée revient deux fois, dans les Métamorphoses d'Apulée:

 

[1, 5] (…) Hypatae, quae ciuitas cunctae Thessaliae antepollet (…)

 [1, 5] (…) Hypata, qui surpasse toutes les autres cité de Thessalie (…)


 On remarque qu'Apulée a créé un néologisme pour l'occasion, le verbe antepolleo, qui n'est attesté que là.

[2, 19] (…) longe cunctas ciuitates antecellimus (…)

[2, 19] (…) Nous l'emportons de loin sur toutes les autres cités (…)

 


Que ce soit chez Héliodore, Apulée ou Plutarque, on se plait donc à repeter combien les Ainianes ont de la chance d'avoir obtenu pour capitale Hypata, lieu d'exception par comparaison aux autres régions que les Ainianes ont occupé avant.

 

Mise à jour du 2 mars 2023 :

A peine une semaine après la publication de mon article, le Mont Ossa est témoin d'un terrible accident ferroviaire faisant de nombreuses victimes. 

https://www.francetvinfo.fr/monde/grece/accident-de-train-en-grece-une-collision-meurtriere-fait-au-moins-38-morts_5687165.html

Une bien triste occasion d'entendre parler de la belle vallée du Tempé et de la ville de Larissa, première ville de Thessalie de l'Antiquité à nos jours,  non loin de laquelle s'est produit le drame.
Nous avions pû, lors de notre petit périple en 2015, faire l'expérience peu agréable de cette ligne de train, en effet, bondé de jeunes, et constater la vetusté des trains. Venant du Japon, où les trains brillent et sont d'une ponctualité presque agaçante, nous nous étions dit que ce n'était qu'une impression ...

C'est dans cet engin qu'il faut monter (frayeur retrospective) ?
C'est dans cet engin qu'il faut monter (frayeur retrospective) ?
Le train (Hankyu ligne Takarazuka) que j'emprunte quotidiennement au Japon. Il brille, n'est-ce pas ?
Le train (Hankyu ligne Takarazuka) que j'emprunte quotidiennement au Japon. Il brille, n'est-ce pas ?