La "karpaïe", une pantomime Ainiane

Coupe à bande attique à figures noires, vers 530 av. J.-C. (musée du Louvres)
Coupe à bande attique à figures noires, vers 530 av. J.-C. (musée du Louvres)

 

Au début du livre VI de l'Anabase de Xénophon, alors que l'armée de Cyrus séjourne en Paphlagonie, les relations se détériorent avec les locaux, et leur chef envoie des ambassadeurs pour résoudre le conflit. Cyrus offre à ces derniers un somptueux banquet au cours duquel les soldats présentent les danses armées de leur région : des Thraces, des Ainianes et des Magnètes, un Mysien, des Mantinéens et des Arcadiens, et une femme qui exécute la pyrrhique. Les Ainianes dansent la Karpaïe, “la danse des récoltes”, littéralement, bien qu'il ne s'agisse pas de récoltes mais de semailles. Notons qu'ils partagent ce trait culturel avec les Magnètes, autre peuple de Thessalie. La Karpaïe serait donc une danse commune à tous les Thessaliens, tandis qu'elle devient ensuite un trait caractéristique de la culture Ainiane.

 

Voyons d'abord comment Xénophon nous décrit la performance :

 

[6,1] (...) ὁ δὲ τρόπος τῆς ὀρχήσεως ἦν, ὁ μὲν παραθέμενος τὰ ὅπλα σπείρει καὶ ζευγηλατεῖ, πυκνὰ δὲ στρεφόμενος ὡς φοβούμενος, λῃστὴς δὲ προσέρχεται· ὁ δ´ ἐπειδὰν προΐδηται, ἀπαντᾷ ἁρπάσας τὰ ὅπλα καὶ μάχεται πρὸ τοῦ ζεύγους· καὶ οὗτοι ταῦτ´ ἐποίουν ἐν ῥυθμῷ πρὸς τὸν αὐλόν· καὶ τέλος ὁ λῃστὴς δήσας τὸν ἄνδρα καὶ τὸ ζεῦγος ἀπάγει· ἐνίοτε δὲ καὶ ὁ ζευγηλάτης τὸν λῃστήν· εἶτα παρὰ τοὺς βοῦς ζεύξας ὀπίσω τὼ χεῖρε δεδεμένον ἐλαύνει. (...)

 

[6,1] (...) le premier (danseur), ayant déposé ses armes, sème et conduit ses bœufs, se retournant fréquemment comme s'il avait peur, tandis qu'un brigand s'approche. Dès qu'il l’aperçoit, il s'empare de ses armes et se bat pour défendre ses bœufs. Ces deux (danseurs) font cela en rythme au son de la flûte. Et à la fin, le brigand ayant attaché l'homme emmène les bœufs. Quelquefois, c'est le laboureur qui gagne contre le brigand, puis l'ayant attelé aux bœufs les mains liées derrière (le dos), il le fait avancer ! (...)


Les deux fins possibles donnent à la pantomime une tonalité nettement différente.

 

Si le brigand l'emporte, elle est plutôt dramatique et moralisante, comme l'a noté L'Encyclopédie à l'entrée CARPÉE (francisation de “Karpaïe”) :

 

“Rien n'a plus de rapport avec les ballets que le sieur Dehesse imagine avec tant d'esprit, & qui sont si bien exécutés par nos comédiens Italiens. On dit que cette danse sut instituée pour accoûtumer les paysans à se défendre contre les incursions des brigands.” (L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751-1772, sous la direction de Denis Diderot et de Jean Le Rond d'Alembert.)

 

Cette danse aurait donc un rôle éducatif. Les Ainianes, peuple montagnard, a toujours été confronté aux voleurs de grand chemin, comme en témoigne l'épisode des brigands dans les Métamorphoses d'Apulée (de la fin du livre III au livre VII).

 

Si le laboureur l'emporte, la fin devient plutôt comique : lorsque le laboureur victorieux attelle le voleur à ses bœufs et le fait avancer, on imagine aisément les rires du public, comme dans une pièce de Kyogen (comédie japonaise classique), "Kaki Yamabushi", "l'ascète voleur de Kaki", tourné en ridicule par le propriétaire de l'arbre.

 

"Kaki yamabushi", 1927, par Tsukioka Gyokusei (1908 - 1994)
"Kaki yamabushi", 1927, par Tsukioka Gyokusei (1908 - 1994)

 

Six siècles plus tard, la Karpaïe apparaît dans une Dissertation de Maxime de Tyr, philosophe et rhéteur grec du IIe siècle, né à Tyr, en Phénicie, vers 125. La danse de banquet traditionnelle des Ainianes apparaît à la 28e Dissertation,  qui a pour thème : "De tous les fruits que recueille l’âme des études libérales, ceux qu'elle retire de la philosophie sont les meilleurs". L'auteur réfléchit sur ce que doit être le banquet digne d'un sage, d'un sophiste ; car il faut aussi penser à la nourriture de l'âme, à savoir la parole, qui ne doit pas être comme ces discours falsifiés d'avocats. De même, la pantomime de combat à laquelle se livrent les Ainianes au cours des festins n'a pas sa place dans les festins des sages. Maxime de Tyr lui préfère les sérieux débats des Perses lors des banquets, qui rivalisent d'intelligence avec les assemblées athéniennes.

 

[28,4] (...) ὡς ἐγὼ οὐδὲ τὰ Αἰνιάνων θεάματα ἐπαινῶ, ὅσα ἐν πότῳ εὐφραίνονται Αἰνιᾶνες, οἱ μὲν δρῶντες, οἱ δὲ ὁρῶντες. Ἄνδρες δύο μιμοῦνται μάχην, ὑπαυλοῦντος ἄλλου· ὁ μὲν αὐτοῖν γεωργὸς τέ ἐστιν καὶ ἀροῖ, ὁ δὲ λῃστὴς καὶ ὅπλα ἔχει, κεῖται δὲ καὶ τῷ γεωργῷ τὰ ὅπλα ἀγχοῦ· ἐπειδὰν δὲ ὁ λῃστὴς ἔλθῃ, ἀφέμενος ὁ γεωργὸς τοῦ ζεύγους, δραμὼν ἐπὶ τὰ ὅπλα, συμπεσόντες μάχονται, παίοντες τὰς ὄψεις, καὶ μιμούμενοι τραύματα καὶ πτώματα· θεάματα οὐ συμποτικά. Ἐπαινῶ πρὸ τούτων τὸν Περσικὸν νόμον τὸν ἀρχαῖον, δι´ ὃν Πέρσαι τῆς ἐλευθερίας ἐπελάβοντο. Ἀνέκειντο τοῖς Πέρσαις αἱ βουλαὶ εἰς τὰς εὐωχίας, ὥσπερ τοῖς Ἀθηναίοις εἰς τὰς ἐκκλησίας, καὶ σπουδαστικώτερον ἦν συμπόσιον Περσικὸν ἐκκλησίας Ἀττικῆς· (...)

[28,4] (...) c'est pourquoi, je ne ferai vraiment pas l'éloge de ce spectacle dont raffolent les Ainianes quand ils boivent, les uns exécutant, les autres regardant. Deux hommes miment un combat, un troisième les accompagnant à la flûte : le premier des deux est un paysan et il laboure ; le deuxième, un brigand, porte ses armes, tandis que celles du paysan sont déposées non loin de lui. Lorsque le brigand arrive, le paysan abandonne ses bœufs pour courir à ses armes ; tombant l'un sur l'autre, ils se battent, se frappant aux yeux, et miment les blessures et les chutes : c'est un spectacle peu agréable pour un banquet ! J’apprécie davantage l'ancienne coutume perse, grâce à laquelle les Perses ont acquis leur liberté. Les débats politiques étaient de la partie au festin chez les Perses, comme à l'assemblée chez les Athéniens, et un banquet perse était plus sérieux qu'une assemblée athénienne ! (...)

 


 

Maxime de Tyr reprend la description de Xénophon, mais avec quelques différences significatives dans sa critique de la coutume.

 

Il évacue tous les aspects artistiques de la danse Ainianes : plus de rythme, plus de sens, plus de comique, seuls restent la violence et le déferlement de passions primitives, qui contrastent avec les discours sérieux des banquets des Perses.

 

Le début du texte laisse à penser que cette danse était, a l'époque où écrit Maxime de Tyr, devenue une véritable coutume de festin chez les Ainianes, un peu comme l'incontournable sirtaki de la Grèce moderne, à la plus grande joie des touristes.

 

Il y a enfin un détail inexistant chez Xénophon : παίοντες τὰς ὄψεις, se frappant aux yeux. Maxime de Tyr a sûrement déjà vu la performance lors de son séjour en Grèce. Hypata fournit alors quelques brillants sophistes (Pouilloux Jean. Une famille de sophistes thessaliens à Delphes au IIe s. ap. J.-C.. pp. 379-384.), qu'il a pu rencontrer lors de banquets à Athènes ou ailleurs. Les Ainianes intellectuels du IIe siècle construisent leur mythe, leurs traditions, bref leur identité culturelle, ainsi que le voulait le Panhellenion d'Hadrien.

 

Tsamikos choros
Tsamikos choros

 

Et aujourd'hui ? Danse-t-on encore la Karpaïe à Ypati (nom moderne d'Hypata, capitale des Ainianes) ?

En un sens, oui ! En effet, parmi les danses traditionnelles de la Phthiotide, il existe le "Tsamikos choros", aussi nommé "Kleptikos choros", à savoir "la danse du brigand". Cette page (en grec) en explique les origines et propose une vidéo :

 

"Danse traditionnelle qui se danse dans toute la Grèce continentale comme Roumeli, Thessalie, Épire, Péloponnèse. Mais à Roumeli et Fthiotida c'est la danse qui caractérise la tradition musicale et dansante de ce lieu. Tsamiko est une danse macédonienne qui, pendant les années de domination turque et de la Révolution de 1821, a été dansée par les brigands révolutionnaires qui vivaient dans les montagnes de la région. C'était une danse de guerre pour les combattants, qui s'appelait aussi la danse du voleur. Il y a des références d'Homère dans l'Iliade (Chant XVIII, versets 490 à 494), où une danse de guerre est mentionnée lorsque le bouclier d'Achille est décrit."

 

Attention aux conclusions hâtives : les danses grecques modernes ont des origines turques. On ne peut donc pas dire que le Tsamiko vient de la Karpaïe antique ! Le seul lien serait peut-être dû au fait que cette région montagneuse constitue un excellent repaire de brigands qui ont eu à toute époque leur danse virile.


En 2021, comme chaque année à Pâques, on a dansé à Ypati les danses traditionnelles de la région. Le Tsamiko est dansé à la 43: 30 minute de cette vidéo !