Les diplomates romains honorés à Hypata (3) Lucius Sempronius Vesta Atratinus

« La Rencontre d’Antoine et Cléopâtre » (1883), de Lawrence Alma-Tadema, illustration romantique d'un coup de foudre en 41 av. J.-C.
« La Rencontre d’Antoine et Cléopâtre » (1883), de Lawrence Alma-Tadema, illustration romantique d'un coup de foudre en 41 av. J.-C.

 

Un travail mené à partir de :

B. Helly, Italiens (Les) en Thessalie au IIe et au Ier siècle av. J.-C., Bourgeoisies (Les) municipales italiennes aux IIe et Ier s. av. J.-C. - Centre J. Bérard, Institut Français de Naples 7-10 déc. 1981, Colloques internationaux du CNRS no 609, Paris

 

Me voici enfin arrivée au troisième et dernier volet de cette étude consacrée aux diplomates romains honorés à Hypata, au IIe et Ie siècles avant J.-C.. Je terminerai ce nouvel article par un petit bilan auquel je vous renvoie si vous êtes pressé !

 

Je vais aujourd'hui vous présenter une inscription d'Hypata, dédiée à un légat du très célèbre Marc Antoine, Lucius Sempronius Vesta Atratinus, datée d'environ 40/39 av. J.-C., alors que Marc Antoine est encore l'allié d'Octavien (futur empereur Auguste) dont il a épousé la sœur, Octavie.

 

L'inscription

 

Selon Hermann Dessau (Inscriptiones latinae selectae), Habbo Gerhard Lolling a vu la pierre, qu'il a dû publier pour la première fois. Malheureusement, j'ai été incapable de trouvé cette référence, n'ayant accès qu'aux ressources limitées du Web. Je n'ai donc ni photo de la pierre ni sa première édition. Cependant, B. Helly, dans l'article cité plus haut, nous dit que « L. Sempronius Vesta Atratinus a été honoré d'une statue à Hypata, vers 40 av. J.-C. ». La pierre serait donc une base de statue ?

 

La deuxième édition de l'inscription est celle du Corpus Inscriptiones Graecae, IX,2. Inscriptiones Thessaliae, ed. Otto Kern. Berlin 1908 (IG IX,2 39). O. Kern n'a pas dû voir la pierre, et reproduit la texte de H. G. Lolling.

 

La troisième publication de l'inscription par Hermann Dessau (Inscriptiones latinae selectae. Berlin 1914-1916, Vol.3, 9461) n'apporte rien de nouveau au texte de 1908, mais s'accompagne de quelques informations sur Atratinus.

 

 

Voici le texte tel qu'il apparaît dans la deuxième édition. La traduction qui suit est personnelle.

 

ἡ πόλις Ὑπάτα Λε̣ύκι-

ον Σενπρ<ώ>νιον Βηστί-

α υἱὸν Ἀτρατῖνον

πρεσβευτὰν καὶ ἀν-

τιστράτηγον, τὸν ἴδι-

ον εὐεργέταν.

 

 

“La cité d'Hypata (rend honneur) à Lucius Sempronius Atratinus, fils de Bestia, en sa qualité d'ambassadeur et de propréteur, notre bienfaiteur, à titre privé »

 

La mention de ἴδιον que je traduis par « à titre privé », indique qu'Atratinus a aidé la cité d'Hypata personnellement, déboursant de sa poche quelque subvention. Ce n'est donc pas sur l'ordre d'Antoine, dont Atratinus est alors le légat, qu'il a agi.

 

Qui était Lucius Sempronius Atratinus ?

 

On le connait tout d'abord comme adversaire de Ciceron dans un procès opposant Marcus Caelius Rufus à sa maitresse Clodia, en 56 av. J.-C.. Atratinus, alors tout jeune, est chargé de l'accusation de Clodia contre son amant, rôle auquel sa jeunesse ne convient pas selon Cicéron.

 

Cicéron, Pour Caelius

Texte latin et traduction française : M. Nisard

 

[3-7] Quam quidem partem accusationis admiratus sum et moleste tuli potissimum esse Atratino datam. Neque enim decebat neque aetas illa postulabat neque, id quod animum advertere poteratis, pudor patiebatur optimi adulescentis in tali illum oratione versari. Vellem aliquis ex vobis robustioribus hunc male dicendi locum suscepisset; aliquanto liberius et fortius et magis more nostro refutaremus istam male dicendi licentiam.

 

[3-7] J'ai vu avec autant de peine que de surprise qu'Atratinus eût été spécialement chargé de cette partie de l'accusation; elle ne convenait ni à son caractère ni à son âge, et, vous avez pu le remarquer vous-mêmes, la pudeur de ce vertueux jeune homme ne lui permettait pas d'insister sur cet endroit de son discours. Je voudrais qu'un des autres accusateurs moins délicats et moins timides se fût réservé cet emploi; je lui parlerais avec plus de force et de liberté, je réprimerais à ma manière cette fureur de médire.

 


En 40 av. J.-C., après le traité de Brindes entre les triumvirs Octavien, Antoine et Lépide, Atratinus , qui a alors la trentaine, est élu propréteur, avec pour collègue Marcus Valerius Messalla Corvinus. Ensemble, ils convoquent le Sénat pour présenter Hérode, qui reçoit le titre de roi de Judée. La même année, il deviendra augure (voir les monnaies ci-après).

 

Flavius Josèphe, Les Antiquités judaïques

Texte grec et traduction française : Hodoi Elektronikai

 

[14-384] Συναγαγόντες δὲ τὴν βουλὴν Μεσσάλας καὶ μετ' αὐτὸν Ἀτρατῖνος, παραστησάμενοι τὸν Ἡρώδην τάς τε τοῦ πατρὸς εὐεργεσίας αὐτοῦ διεξῄεσαν καὶ ἣν αὐτὸς πρὸς Ῥωμαίους εἶχεν εὔνοιαν ὑπεμίμνησκον (...).

 

[14-384] Le Sénat fut donc réuni ; Messala, et après lui Atratinus, ayant présenté Hérode, dirent tous les services rendus par son père et rappelèrent les bonnes dispositions dont il avait fait preuve lui-même à l'égard des Romains ;

 


Atratinus en Grèce

 

L'activité d'Atratinus en Grèce nous est connue, outre l'inscription d'Hypata, par des monnaies frappées en son nom, auquel M. Amandry a consacré un article :

Michel Amandry, Le monnayage de L. Sempronius Atratinus revisité, American Journal of Numismatics, Vol. 20, 2008, pp. 421-434

 

Après le traité de Misène, en juillet 39 av. J.-C., il part en Grèce avec Marc Antoine, et y restera jusqu'en 36, comme « legatus propraetore » (ἀντιστράτηγος en grec, dans l'inscription d'Hypata). On a retrouvé des monnaies au nom d'Atratinus dans le Peloponnèse, en Crête et sur le marché athénien. Selon M. Amandry, ces monnaies auraient été émises dans l'atelier de Lacédémone.

 

Voici quelques exemples de ces monnaies « Atratiniennes » :

  • As (monnaie de bronze reconnaissable à une proue de navire sur le revers) de Marc-Antoine et Lucius Sempronius Atratinus :

Description détaillée ici : https://www.lesdioscures.com/1724an-as-marc-antoine/

 


 

Sur l'avers (photo de gauche) une laurée de Janus, entourée de l'inscription L. ATRATINVS AVGVR, « l'augure Lucius Atratinus ». Sur le revers (photo de droite), une proue de navire, portant l'inscription ANTONIVS IMP, « Antonius (acclamé par ses troupes du titre d') imperator ». Cet as a été frappé avant que Marc Antoine ait reçu sa seconde salutation impératoriale (l'inscription indiquerait deux), c’est à dire avant juillet 39, mais après l'élection d'Atratinus comme membre du collège des augures en 40 av. J.C..

 

  • Sesterce de bronze de Marc-Antoine et Lucius Sempronius Atratinus

Description détaillée ici : http://numismatics.org/collection/1944.100.7100?lang=fr

 


 

Sur l'avers (photo de gauche) les têtes de Marc-Antoine et sa femme Octavie (sœur d'Octavien), surmontées de l'inscription M ANT.IMP.TER.COS.DES.ITER.ET.TER.III.VIR R.P.C, « Marc-Antoine, (acclamé par ses troupes du titre d') imperator pour la troisième fois, trois fois consul désigné, membre du triumvirat constitué pour la restauration de la République ». Sur le revers (photo de droite), Marc-Antoine et Octavie côte à côte sur un quadrige tiré par des hippocampes, entourés de l'inscription L.ATRATINVS AVGVR COS DESIG, « l'augure Lucius Atratinus, consul désigné ». Au regard de la titulature de Marc-Antoine et de la représentation du couple (qui se sépare en 36 av. J.-C.), cette pièce a dû être émise vers 37 av.J.-C..

 

Pourquoi Hypata honore-t-elle Atratinus à ce moment de l'histoire ?

 

Otto Kern date l'inscription d'Hypata de 39 av. J.-C.. Quelle était alors la situation de la Thessalie à ce point de l'histoire ?

 

A l'issue de l'assassinat de Jules César en mars 44 av. J.-C., Octavien (futur empereur Auguste) conclue une alliance avec Lépide et Marc Antoine, le second triumvirat, tandis que les meurtriers de César fuient en Orient. Octavien et Marc Antoine les poursuivent, traversant l'Adriatique puis la Grèce avec vingt-huit légions, jusqu'à la plaine de Philippes. Les assassins de César y sont battus en octobre 42 av. J.-C.. S'en suit un désaccord entre les deux vainqueurs, qui s'achèvera sur un nouvel accord, le pacte de Brindes en septembre 40 av. J.-C., et sur le mariage de Marc Antoine et Octavie. Antoine est le maître de l'Orient et Octavien de l'Occident.

 

Je ne connais pas la position d'Hypata au moment de la bataille de Philippes, mais l'armée de Brutus se composait de Thessaliens (Appien, Histoire des guerres civiles de la République romaine, Livre IV, 11-88). Hypata aurait pu elle aussi choisir le mauvais camp et fournir des troupes aux assassins de César. Toujours est-il qu'en 39 av. J.-C., en honorant un légat de Marc Antoine, Hypata se place du côté des vainqueurs et des partisans du nouveau régime.

 

Mausolée funéraire d'Atratinus, situé à Gaeta, dans le Latium.
Mausolée funéraire d'Atratinus, situé à Gaeta, dans le Latium.

Les diplomates romains honorés à Hypata : le bilan

 

Trois diplomates romain ont été honorés par la cité d'Hypata au IIe et Ie siècles avant J.-C. :

  • Quintus Caecilius Metellus, vers 147 av. J.-C.
  • Lucius Licinius Lucullus, vers 87 av. J.-C.
  • Lucius Sempronius Vesta Atratinus, vers 39 av. J.-C.

Le premier est à l'apogée de sa carrière, tandis que les deux autres débutent dans la diplomatie, sous la houlette d'un grand homme. Le rôle de Lucullus et celui d'Atratinus se ressemblent d'ailleurs : créer de la monnaie.

 

A 50 ans d'intervalle, ces trois diplomates interviennent en Grèce dans une logique différente : Metellus est là pour mettre de l'ordre en Grèce, Lucullus pour aider Sylla à préparer la guerre en Asie, et Atratinus pour assister Marc Antoine devenu maître de l'Orient.

 

Avec ces trois décrets honorifiques, Hypata suit la mouvance, temoin indirect du passage de la République romaine à l'Empire.