Hypata et les Romains

Le village d'Ypati, actuelle Hypata, sur les contreforts du Mont Oeta (photo de l'auteur, juin 2015)
Le village d'Ypati, actuelle Hypata, sur les contreforts du Mont Oeta (photo de l'auteur, juin 2015)

 

Tout commença par une relecture des Métamorphoses, quelques années après mon Master. Les retrouvailles avec le calame d'Apulée furent intenses. Tandis que ma première lecture du texte avait été plutôt symbolique et philosophique (sous l'influence d'un professeur, G. Puccini-Delbey, qui m'avait fait découvert cet auteur), cette fois, les paysages Thessaliens m'ont charmée et la romanité de la Grèce d'Apulée m'a frappée. Récemment installée au Japon, j'ai dû ressentir une certaine empathie avec ce Lucius en quête d'exotisme. En particulier, les descriptions d'Hypata semblaient tout droit tirées d'un guide touristique.

 

La curiosité de Lucius a déteint sur moi et a motivé un voyage vers la Thessalie en juin 2015. Hypata – devenue Ypati – allait-elle m'offrir les curiosités et le luxe vantés par Byrrhène ? La magie serait-elle au rendez-vous ? A un niveau plus rationnel, je voulais m'imprégner de la topographie du lieu et essayer de trouver des traces de la présence romaine in situ.

 

Le petit village perché sur les flancs du mont Oeta, portait bien son nom à double sens (« qui domine » et « au pied de l'Oeta »). Du haut de ce que l'on a identifié comme étant l'ancien acropole antique – on y trouve aujourd'hui un tour franque en ruine -, l'avantage stratégique du lieu est évident. La ville domine toute la vallée du Sperchios. Ypati présente également quelque intérêt touristique, en écho au texte d'Apulée : Aménotrypa, une grotte dont on dit qu'elle abritait des cérémonies magiques depuis l'antiquité, le thermalisme de Loutra Ypati, un village en contrebas d'Ypati connu pour sa source.

 

Pour ce qui est des vestiges de l'époque romaine, le bilan était moins pertinent. La mise en valeur archéologique d'Ypati, s'est concentré sur ce que le village offrait de plus spectaculaire, à savoir sa concentration en églises byzantines et ses mosaïques paléochrétiennes exposées au musée byzantin du village. De l'époque romaine, j'ai pu voir des monnaies à l'effigie d'Auguste (exposées au musée du village) et des bains romains transformés en basilique au VIe siècle à Varkas, lieu-dit situé entre Ypati et Loutra Ypatis.

 

A première vue, on imagine mal comment ce petit village à l'écart des axes de communication, a pu être la métropole marchande et intellectuelle romaine telle qu'elle apparaît dans les Métamorphoses.

 

Tout comme son modèle grec, Apulée situe l'action des deux premiers livres des Métamorphoses, à Hypata, en Thessalie. Par rapport, à L'âne d'or de Lucien, qui se borne à nommer la ville, la version latine s'attarde à planter le décor. Dans l'économie de l’œuvre, Hypata a le même rôle narratif que dans la version grecque : ville située au cœur de la Thessalie, haut lieu de la magie, elle amène à la métamorphose de Lucius en âne.

 

Mais Apulée donne aussi à cette petite ville de province un charme romain, absent du texte de Lucien. Les détails réalistes sont autant de références au quotidien du lecteur romain. Si la scène des Métamorphoses se déroule bien en Grèce, il s'agit d'une Grèce romanisée, dans laquelle Hypata aurait pris de l'importance. L'éloge de la ville par Byrrhène, l’hôtesse de Lucius, a cependant tout d'un exercice de style rhétorique. Il serait donc, à mon avis, téméraire de conclure de l'importance d'Hypata à l'époque romaine à la simple lecture des Métamorphoses.

 

Notons néanmoins, qu'aux yeux d'Apulée Hypata semblait propice au déroulement d'une aventure pleine de magie et de rencontres, alors qu'il abandonne, par exemple, Thessalonique, au profit de Corinthe, bien plus romaine, pour clore les péripéties de Lucius. La ville était donc suffisamment évocatrice pour un lecteur romain, et Apulée n'aurait sûrement pas hésité à situé le début de son roman à Larissa ou Lamia, si Hypata n'avait pas eu une certaine vraisemblance à ses yeux en tant que ville dynamique abritant une élite romanisée.

 

Apulée n'est d'ailleurs pas le seul romancier antique à évoquer Hypata. Sur les cinq auteurs qui citent Hypata, deux sont historiens, Tite-Live et Polybe, qui traitent tous deux de la campagne romaine en Etolie, et trois sont romanciers, Apulée, Lucien et Héliodore. N'est-il pas remarquable de voir qu'une ville si peu mentionnée dans la littérature antique, se retrouve dans trois romans, un genre plutôt mineur quantitativement ? Hypata serait alors un bon terreau narratif pour les romanciers antiques ?

 

Dans les Ethiopiques, Héliodore fait de Théagène, le héros du roman, un Hypatéen, parent d'Achille. Contrairement aux Métamorphoses, l'action ne se déroule pas à Hypata. La ville est citée en tant que capitale des Ainianes, qui conduisent la procession en l'honneur de Néoptolème à Delphes. Les Ainianes, fiers de leur capitale qui « domine sur les autres » et de leurs origines divines, sont présentés comme les grecs par excellence, descendants d'Hellen. Cette idée de pureté des Ainianes est évoquée par Cicéron dans La république : les Ainianes, les Doris et les Dolopes, sont les seuls peuples grecs qui ne soient pas en contact avec la mer. Protégée des influences extérieures, Hypata aurait donc gardé une authenticité grecque, perdue dans les autres régions de la Grèce.

 

Comme l'a noté J. Pouilloux, le texte des Ethiopiques recroise les sources épigraphiques, puisque de nombreux membres de l'Amphictionie de Delphes étaient originaires d'Hypata. La ville a donc fourni des élites romanisées qui jouaient un rôle important dans l'administration du sanctuaire de Delphes.

 

Si l'on s'arrête aux romans antiques et aux sources épigraphiques, on peut comprendre l'expression « l'importance d'Hypata à l'époque romaine », reprise un peu partout.

 

On s'attendrait donc à retrouver un mobilier archéologique datant de la période dite sur le site d'Hypata. Or, il n'en est rien. Destruction des bâtiments romains avec l'arrivée du christianisme (Hypata fût au IVe siècle l'évêché de la région et il a bien fallut trouver des pierres pour construire les multiples églises de la ville) ? Choix politiques en faveur des fouilles concernant l'époque byzantine ? Problème de datation (certains archéologues ont montré que les premières datations des bâtiments retrouvés étaient souvent trop tardives) ?

 

Dans l'état actuel de ma recherche, l'importance d'Hypata à l'époque romaine, telle qu'elle apparaît dans les Métamorphoses d'Apulée me semble donc encore à prouver sur le plan archéologique.