Détour en mer Noire

J'analyse en ce moment un corpus d’inscriptions sur Moschiôn Sittura d'Hypata, un personnage influent du IIème siècle av. J.-C. dont nous avons un certain nombre de témoignages épigraphiques. Mais en chemin, je me suis égarée à 1500 km de l'objet de ma recherche, du côté de la mer Noire … pour retrouver une fois de plus une affaire de magie !

 

En effectuant une recherche sous le mot clé Σιττυρα, "sittura", sur le site https://epigraphy.packhum.org la plupart des inscriptions provenaient sans surprise de Thessalie et d'Attique, mais aussi de la mer Noire. Intriguée par cette localisation (Moschiôn Sittura se serait-il distingué dans une contrée si lointaine?), j'ai décidé de pousser un peu plus loin mes recherches.

 

Si cette inscription semble a priori sans rapport avec le personnage, elle m'a parue assez intéressante pour en faire un petit article.

Elle provient d'Olbia du Pont (à côté de l'actuelle Parutyne en Ukraine), colonie grecque fondée par les habitants de Milet et important port de commerce de la mer Noire. En voici les ruines aujourd'hui.

 

 

Le texte a été édité dans deux corpus :

J'ai retenu la version du deuxième corpus :

 

Ταμπαρμη

Σιττυρᾶ

τὴν γλῶσσαν*

Ταμπαρμη

καὶ Θεμιστᾶ

καὶ Ἐπικράτευς

καὶ τὴν δύναμιν

 

Il s'agit en fait d'un texte d’envoûtement, qu'on appelle defixio, écrit au fond d'une patère en argile, découverte dans une tombe en 1873, datant du IV/IIIème siècle. Ericus Diehl lui a consacré un article en 1923, avec une photo de l'objet (Acta Univ. Latviensis 6,1923, p. 225).

 

 

Il remarque entre autre que le texte est écrit au calame et à l'encre, ce qui, d'après lui, est rare dans cette zone géographique. L'usage du calame me rappelle celui qu'Apulée dit utiliser pour écrire les Métamorphoses au début du roman :

 

[...] auresque tuas beniuolas lepido susurro permulceam - modo si papyrum Aegyptiam argutia Nilotici calami inscriptam non spreueris inspicer.

 

[...] Je caresserai tes oreilles bienveillantes d'un doux murmure – si toutefois tu daignes jeter un œil à un papyrus égyptien écrit au fin calame du Nil.

 

Le calame ajoute au caractère magique d'une écriture. Apulée nous envoûte par ses contes Milésiens, tout comme celui ou celle qui a écrit cet envoûtement au fond d'un vase.

 

Essayons maintenant de proposer une traduction à l'inscription.

Faut-il sous-entendre καταδῶ, « je chante contre », comme dans cette inscription, ou à l'adresse des divinités, κατακοιμίσατε, « endormez », comme ici ?

 

Si l'on sous-entend κατακοιμίσατε « endormez », nous rejoignons alors Ericus Diehl selon qui Tamparmè serait une divinité Scythe. Σιττυρᾶ, Θεμιστᾶ, Ἐπικράτευς, et δύναμιν constitueraient alors le nom des personnes dont la langue est maudite. A mon avis, τὴν δύναμιν est ici le nom commun signifiant « la force », objet de la malédiction, à mettre en parallèle de τὴν γλῶσσαν. On traduirait donc ainsi :

 

Traduction n°1 : Tamparmè, (endors) Sittura, (endors) sa langue ; Tamparmè, (endors) Thémista et Epikrateus, (endors) leur force.

 

Si l'on sous-entend maintenant καταδῶ « je chante contre », Ταμπαρμη Σιττυρᾶ pourrait être alors un nom de personne. On obtiendrait la traduction suivante :

 

Traduction n°2 : Tamparmè Sittura, (je chante contre) ta langue ; Tamparmè, ainsi que Thémista et Epikrateus, (je chante contre) votre force.

 

C'est cette dernière version que je retiendrais car, quoiqu'en dise Ericus Diehl, je n'ai trouvé aucunes traces d'une divinité nommée Tamparmè, qu'elle soit scythe, grecque ou égyptienne.

 

Enfin, les 4 noms pourraient être ceux d'une même personne : Ταμπαρμη Σιττυρᾶ Θεμιστᾶ Ἐπικράτευς, Tamparmè Sittura Thémista Epikrateus. L'invocation serait alors :

 

Traduction n°3 : Tamparmè Sittura, (je chante contre) ta langue ; Tamparmè, aussi (nommée) Thémista et Epikrateus, (je chante contre) ta force.

 

Mais ce quadruple nom me semble peu probable ...

 

C'est pourquoi je retiendrais la traduction n°2 :

 

Tamparmè Sittura, (je chante contre) ta langue ; Tamparmè, ainsi que Thémista et Epikrateus, (je chante contre) votre force.

 

L'auteur de l'inscription maudit 3 personnes, 2 femmes et 1 homme, qui appartiennent peut-être à la même famille « Sittura », facteur commun aux 3 prénoms « Tamparmè », « Thémista » et « Epikrateus ». Dans un autre article qui cite l'inscription (Avram Alexandre, Chiriac Costel, Matei Ionel. Defixiones d'Istros. In: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 131, livraison 1, 2007. pp. 383-420), on indique que la grande majorité de ces envoûtements étaient gravés sur des lamelles de plomb, pour être ensuite placées dans des tombes afin de confier les requêtes aux morts. Le support en argile, tout comme l'usage du calame et de l'encre qui en découle, est donc assez rare. La malédiction de la langue nous montre qu'il s'agit d'un texte de defixio judiciaire, qui avait pour but de faire perdre le procès à l'adversaire.